Toucher du doigt nos limites, notre impuissance.
Changer de point de vue.
Pour sortir de l’auto-sabotage et des échecs à répétition.
Nous avons dans les derniers articles évoqué les complexes, qui bien souvent nous grignotent la vie.
Et nous avons considéré deux complexes particuliers, incontournables, typiques de l’approche freudienne : le complexe d’Œdipe et le complexe de castration.
Avec ceux-ci, on se rend compte que le complexe est problématique tant qu’il n’est pas « digéré », « assimilé ».
Tant qu’il est « flottant », il va se rappeler à nous, en prenant mille formes différentes, jusqu’à ce qu’on trouve la clé pour le transformer.
Sinon, tout se passe comme si c’est nous qui étions prisonniers du complexe, ballotés par ses exigences.
Voyons concrètement comment ça peut se décliner, justement avec ce fameux « complexe de castration ».
Omniprésence… de l’impuissance
Le complexe de castration est une formation très précoce de notre psychisme. Il est donc fondateur, présent à la base, comme « au centre de notre village », comme un passage obligé de nos opérations mentales et affectives. On va régulièrement tomber dessus, quand on pensait aller ailleurs.
==> Il constituera ainsi un grand point commun à toutes sortes de scénarios que l’on va rencontrer dans notre existence.
La « castration » va se décliner de plein de façons, tout au long de la vie
… et être vécue de façon plus ou moins aboutie, plus ou moins mature.
Comme tous les complexes, le complexe de castration peut évoluer, être intégré, affiné. Ou démantelé, dissous. Ou « mis à jour ».
Le problème, c’est quand l’inconscient va ignorer les mises à jour, et utiliser automatiquement une « vieille version » du complexe, même des décennies après. Même si cette version est « dysfonctionnelle », obsolète.
On peut appeler ça une régression.
Quand le complexe de castration a gardé un caractère enfantin, il va générer un « fantasme en trois temps » (« je veux / je n’ai pas le droit / je suis puni »), qui va planer sur une multitude de situations.
On peut s’en faire une idée en considérant les verbes qui correspondraient à ces situations.
==> Le complexe de castration serait ainsi « réveillé » toutes les fois où il s’agit :
de limiter,
de couper,
d’interrompre,
de diminuer,
de renoncer,
d’aboutir,
de refuser…
Ou encore :
d’affirmer,
de trancher,
de fuir,
de conclure,
d’abandonner,
de perdre,
de céder,
de choisir…
Etc.
Plus largement, ça a un rapport avec l’action.
Puisque quand on agit…
- on influence la réalité dans un certain sens, on tranche… Et donc on renonce au monde tel qu’il serait si on n’avait pas agi… — cf. « On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre » ;
- on prend le risque d’abîmer, de casser quelque chose, puisque l’action est liée à la capacité de destruction — cf. « Il n’y a que ceux qui ne font rien qui ne cassent rien » ;
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REMARQUEZ : justement, à force de ne pas agir, on peut aussi provoquer des dommages (pensez à « non-assistance à personne en danger », « abstention coupable », « défaut d’entretien », etc.)
==> C’est typique de la névrose : « Je veux éviter quelque chose. Et c’est justement en voulant l’éviter… que je le fais advenir. » — (On a parlé de ça ici).
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Bref.
La « castration » s’infiltre partout.
Ainsi, on pourra percevoir les similitudes qui existent entre des situations de vie très diverses, si on considère leur « couleur » générale, leur thématique.
Remarquer un gros point commun, de fond, entre des configurations mentales relevant toutes dans une certaine mesure de ce complexe (et de ses échecs).
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exemple :
==> L’adolescent qui met le son à fond…
==> Le Don Juan qui ne peut se fixer…
==> L’enfant qui ne veut pas aller dormir…
==> L’acheteur compulsif…
==> La perfectionniste qui revient toujours sur son ouvrage…
Autant de profils sans lien apparent entre eux, mais qui peuvent tous avoir un rapport avec un complexe de castration un peu boiteux.
En l’occurrence, dans la forme « ne pas pouvoir dire “Stop” », ou « ne pas savoir quand s’arrêter ».
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De façon semblable, chez une même personne, différents comportements relevant de domaines a priori séparés (intime, professionnel, familial…), sans lien évident entre eux, pourront en fait être des manifestations d’un même complexe.
Ils en formeront un symptôme.
Pour prendre une métaphore végétale :
Le complexe sera la racine,
et le symptôme sera la « feuille »,
la partie visible
Avec le complexe de castration, l’idée c’est que les trois phases du complexe sont présentes d’emblée, même si ce n’est pas évident.
- On a une volonté, sans limite
- et… Il y a de la culpabilité
- et… On va vers la punition.
Tout ça est là en même temps, le scénario est écrit d’avance, même si dans les faits il y a un déroulement.
Je vous laisse imaginer comment ça finit dans chacun des exemples…
Tant qu’on n’a pas trouvé une façon d’intégrer ce complexe, tant qu’on n’a pas trouvé une bonne solution, on risque bien de devoir le rejouer encore et encore.
De se taper tout son déroulé à chaque fois.
Comme si c’était la première fois.
On reste prisonnier de ce travail à faire, et on ne passe pas à autre chose.
Du coup, on se prive de choses plus riches, plus variées, plus neuves.
Plus intéressantes, quoi.
Empowerment
Idéalement, il y a :
- — D’abord la toute-puissance imaginaire du jeune enfant (évoquée ici).
- — Puis la douloureuse expérience de l’impuissance symbolique (la mise en place de la « castration »).
- — Enfin, la découverte de notre pouvoir concret.
Hélas, il n’est pas rare que l’on bloque sur le « 1. » :
==> ex. : passer régulièrement de la mégalomanie au désespoir (ce qui arrive par exemple à certaines personnes bipolaires)
ou sur le « 2. » :
==> toujours échouer, toujours se casser les dents, toujours être renvoyé à ce qu’on ne fait pas bien
(On est là du côté de la névrose, avec une anxiété plus ou moins évidente)
Par exemple la névrose d’échec, où le « symptôme » est une succession d’échecs amoureux, professionnels…
Une personne souffrant d’un trouble de la personnalité limite (borderline) va typiquement naviguer entre “1” et “2”.
(…avec des pointes de succès dans le “3” : c’est-à-dire des accomplissements ponctuels qui rendent évidente sa valeur intrinsèque, et sa précieuse singularité ==> “borderline”, c’est un mode de fonctionnement, parfois chronique, récurrent.
Un trouble. Pas une « nature ». On peut donc s’en sortir.)
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Il faut généralement que le même scénario se soit beaucoup répété dans notre vie pour qu’on accepte de changer de point de vue.
Avant ça, on va souvent passer par la phase où c’est la faute des autres (« ils sont vraiment trop cons »).
Et/ou par la phase où c’est forcément à cause de nous (« je suis vraiment trop nul »).
(si on souffre d’une blessure narcissique, on peut faire d’incessants retours entre ces deux pôles, comme dans le trouble de la personnalité limite)
En changeant de point de vue, on va par exemple pouvoir se demander
pourquoi je suis, moi,
justement dans cette situation ?
Sans nécessairement trouver une réponse en bonne et due forme, on va en tout cas permettre au psychisme de se recentrer.
Pour l’aider à sortir des mécanismes réflexes qui nous font…
-
- accuser les autres (les projections) ;
- nous accuser nous-mêmes (la culpabilisation) ;
- nous justifier alors qu’on ne nous a rien demandé (la rationalisation) ;
- etc.
Pour laisser là ces explications automatiques que l’on récite sans y penser, sortir de la répétition et accomplir ce qui doit être accompli.
S’agit-il de payer symboliquement une dette ?
De « marquer le coup », de vivre un passage existentiel ?
De se confronter à une faiblesse, pour la dépasser ou l’accepter ?
==> Il s’agira en tout cas de créer un avant et un après, de régler quelque chose (comme on règle un achat), de créer une « pliure » dans notre vécu.
De donner de la forme à ce qui nous arrive, pour sortir de la confusion et de la répétition.
On dit aussi « symboliser ».
C’est parfois de grandes choses, c’est parfois de petites choses : de toute façon, cette fichue castration, on ira se la chercher, par tous les moyens nécessaires, tant qu’on ne l’aura pas assimilée.
Elle fait le lien entre renoncement et réalisation.
Elle est une « phase », un aspect du « super-complexe » d’Œdipe (une phase si cruciale que l’on confond parfois les deux complexes).
C’est un vécu omniprésent, sous des formes plus ou moins abruptes, plus ou moins évidentes.
Personne n’y échappe.
Il est fondamentalement unisexe, ce complexe de « castration »
(nul doute que Freud trouverait aujourd’hui une meilleure façon de dire).
Ce qui fera la différence, c’est la façon dont on se débrouille avec ça, avec notre imperfection.
La façon dont on fait la part des choses entre
les impossibilités qui s’imposent à nous…
et
celles que l’on s’impose à soi-même.
Et en découvrant progressivement ce qu’on y peut.
Les mille visages du complexe
Considérer les avatars du « complexe de castration », cela nous permet de voir à l’œuvre le fonctionnement analogique de l’inconscient.
= l’inconscient adore jouer au « jeu des points communs ». Il repose sur une logique englobante, qui fait des rapprochements entre des éléments disparates de notre vie.
Cette logique décompartimente, relie, et crée des ponts entre le passé et le présent, entre la vie intime et la vie sociale, entre la vie psychique et la vie du corps, etc.
==> et elle a des effets qui franchissent allègrement les frontières, les « sphères » de notre existence quotidienne.
Elle va générer des ressemblances – ou des compensations – entre des vécus qui n’ont a priori rien à voir.
Une partie du travail thérapeutique est de faire émerger ces rapports, ou en tout cas de les dénouer, pour qu’ils prennent des directions plus heureuses.
Le complexe de castration étant fondateur, installé près des couches « archaïques » de notre psychisme, il sera fortement soumis à l’influence de cette logique « englobante » de l’inconscient.
C’est une façon de dire pourquoi il est aussi présent, aussi incontournable…
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Cet article est illustré par des photographies de Robert Doisneau et Elliott Erwitt.