Petite visite, bien encordés, dans les étranges contradictions de la relation amoureuse.
On met les casques, et on y va.
« La perte de l’objet d’amour est une occasion privilégiée de faire valoir et apparaître l’ambivalence des relations d’amour. »
Ça, c’est le vieux Freud qui l’écrivait. Dans Deuil et mélancolie. On en a parlé la dernière fois.
Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Son point de vue a été approfondi, rectifié, complété. Oublié aussi, laissé de côté. Parce qu’il n’est pas commode. C’est un peu une « patate chaude », qu’on n’a pas trop envie de garder avec soi.
On ne peut par exemple pas l’utiliser pour médire des autres, en leur collant des étiquettes (« pervers », « hystérique », « borderline », etc.).
C’est un point de vue qui nous « renvoie à nous-mêmes ».
Qui nous confronte à nos propres contradictions.
Et c’est un bon fil d’Ariane à tenir, quand on s’approche de nos zones d’ombre.
De nos ambivalences.
« Tu te fais du mal »
Dans l’article précédent, on évoquait ces situations où une personne « ne se remet pas » d’une perte, restant abattue, sans envie, plaintive…
« Mélancolique » selon un vocabulaire ancien, « très déprimée » pour être plus actuels.
Situations où on « traîne sa peine ». Où on se dénigre, on se rabaisse.
Et où, selon Freud, une bonne partie des attaques verbales qu’on formule contre soi-même pourraient en fait être dirigées… contre la personne absente.
Situations où on se laisse aller, où l’on ne prend pas soin de soi.
Dans Deuil et mélancolie, on peut lire que ce mauvais traitement que l’on s’inflige ne vient pas de nulle part. Que dans notre attitude du moment, il pourrait y avoir « satisfaction de tendances sadiques et haineuses ».
Des tendances à faire du mal qui se retournent sur soi (« on se rend malade ») mais qui portent aussi vers les autres, par le malaise que l’on provoque autour de soi.
C’est dur à entendre, je suis d’accord avec vous.
Un étrange procédé en somme, qui apparaîtrait particulièrement lorsque l’autre est décédé. On lui en veut d’être parti, de nous avoir laissé tout seul, mais on exprime les choses par un détour, en les rabattant sur soi-même…
Disons que cela relève d’une forme de « respect » intériorisé (le Surmoi, etc.), et de tout un ensemble de considérations inconscientes, entremêlées. On y vient.
Qui châtie bien… aime ?
Parfois, cela s’exprime de façon plus directe. Hors du deuil au sens propre, dans un cas de rupture amoureuse par exemple, on constate bien souvent que les reproches sont portés explicitement à la personne qui « est partie » (si elle est toujours vivante, ça passe mieux).
En d’autres termes, on « parle mal » de cette personne qui n’est plus là (pour nous).
N’empêche, le résultat c’est qu’on parle encore de cette personne.
« En boucle » bien souvent.
Comme si on la regrettait, tout en la repoussant par nos mots…
Cela ressemble un peu au « Va-t-en, je ne veux plus te voir ! » qu’on lance à la personne qui est déjà sortie en claquant la porte…
Dans tous les cas, c’est bizarre, non ?
===> On semble tenir à une personne, mais en même temps on dit du mal d’elle…
Ou, comme on a vu, on « pense » sans se l’avouer du mal d’elle, et on l’exprime par des détours…
Voilà qui ne cadre pas avec la logique ordinaire.
Normalement, « j’aime… » = « je ne dis pas du mal … ».
Oui mais voilà : on n’est pas dans la logique ordinaire.
Il nous faut « descendre » un peu, du côté de l’inconscient, pour voir l’autre logique qui est à l’œuvre.
Le cœur et ses raisons
Plus on va vers les strates profondes du psychisme, plus on perçoit l’influence d’un principe de symétrie. On rencontre là tout un jeu croisé de projection et d’introjection, où les rôles s’inversent, se retournent, se confondent, de façon très poussée.
Ce sont des niveaux où le ressenti s’organise en « couples d’opposés », qui fonctionnent en binôme, en mode alternatif.
Typiquement : « amour-haine ».
*
NB : Quand on parle de la réalité psychique, « profond » équivaut assez bien à « ancien », et à « intense ».
En d’autres termes : certaines situations anciennes laissent des traces profondes qui se manifestent par des émotions intenses.
Ou encore : quand les émotions sont intenses, cela fait écho à des impressions anciennes et active des mécanismes liés au psychisme profond.
*
Voilà une façon de formaliser un peu pourquoi quand il est question d’amour, ça nous chamboule autant, pourquoi ça remue autant « des choses en nous ». Et pourquoi ce qu’on traverse semble irrationnel : cela répond en fait à une autre rationalité, plus englobante, donc ambiguë, équivoque.
Maintenant qu’on a envisagé cela, revenons vers « la surface ». Et essayons d’employer ces mêmes principes pour comprendre, et pour agir.
On peut, en première approche, essayer quelque astuces, pour voir où ça nous mène. En partant des choses qu’on dit quand on est affligé.
On peut essayer ceci :
— inverser le sujet.
exemple. On dit : « Elle se fout de moi, ça ne se fait pas ce qu’elle a fait. »
==> Et si on essaie : « Je me suis foutu d’elle, ça ne se fait pas ce que j’ai fait. »
Est-ce que ça éveille quelque chose ? Est-ce que ça peut marcher ? Pas tout à fait ? Un peu quand même ?
— enlever les négations (NB : pas rajouter des négations ).
exemple. On dit : « Je n’ai rien à me reprocher. »
==> Et si on essayait « J’ai quelque chose à me reprocher » ?
On pourrait envisager un petit quelque chose ? Non ? Sûr-sûr ?
autre exemple. On dit : « C‘est lui que j’aime ! Je ne veux pas quelqu’un autre… »
==> Et si on envisageait : « … je veux [qu’il soit] quelqu’un d’autre… » ?
Ça pourrait nous parler ?
Ce genre de petit jeu, s’il tombe juste, peut révéler qu’une attitude, un ressenti qui ne nous flatte pas est présent en souterrain [voir ci-dessous].
On avait mis cela à distance, en le niant, éventuellement en le faisant porter à l’autre.
On est ici aux prises avec l’inversion, identifiée depuis les débuts de la psychanalyse comme un mécanisme de défense courant (et comme une caractéristique des fonctionnements inconscients – on en parle ici).
Si l’on souhaite approfondir le sujet, on pourra chercher les expressions « Retournement contre soi » et « Renversement dans le contraire ».
Au fond, tout ça, on connaît. C’est le vieux registre du « C’est pas moi, c’est l’autre », auquel on répliquait « C’est ç’ui qui dit qui est ».
Rien de très nouveau là-dedans, disons que c’est un rappel.
Car c’est typiquement le genre de savoirs que l’on n’utilise pas quand ils pourraient vraiment nous servir…
Pourtant, élargir la perspective, inverser le point de vue (difficile à faire sans un miroir), ça peut nous permettre d’amener vers la conscience le nœud du problème. Et à l’air libre, il a tendance à se desserrer beaucoup plus facilement. Souvent sans qu’on ait besoin d’y toucher.
Car on verra que cette ambivalence peut avoir généré de la culpabilité.
Et que c’est cette culpabilité qui parfois nous assaille et rend le deuil difficile.
Surtout quand elle demeure inconsciente.
On en parle la prochaine fois.
D’ici là, prenez soin de vous, et ne prenez pas froid.
C’est fou ce qu’on peut faire, quand on inverse la perspective…
Le titre de cet article est emprunté à une chanson du québecois Bernard Adamus.
[retour]
Essaie, pour voir…
Faire le « petit jeu » qu’on a évoqué dans cet article, se dire « Et tiens, et si c’était moi qui… », ça ne coûte rien. Même si ça ne nous dit rien sur le moment, qui sait, peut-être que c’était le truc à faire et que ça servira plus tard.
Ne vous attendez pas à une grande « prise de conscience » avec la main qui tape sur le front et un tonitruant « Bon sang, mais c’est bien sûr !!! Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt !!! ».
Non. Si ça doit faire son chemin, ça fera son chemin. Dans tous les cas, il ne suffit pas d’entendre quelque chose : il faut que ce soit le moment de l’entendre. Le cas échéant, ça se rappellera à nous le moment venu.
Encore faut-il qu’on ait pu l’envisager un instant.
On tourne en rond ? Essayons d’ouvrir des portes. On ne les empruntera peut-être pas toutes mais on créera un appel d’air. Pour que ça circule. On augmentera ses perspectives. Pour que du nouveau arrive.