Le « complexe d’Œdipe ».
Tout le monde sait ce que c’est.
On dit « c’est quand tu veux coucher avec ta mère ».
On rigole et on passe à autre chose.
Et si on essayait de comprendre de quoi on parle ?
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Thèbes. Une prophétie annonce que si le roi et la reine ont un fils, celui-ci tuera son père et épousera sa mère. Alors, quand un petit garçon naît au couple royal, on l’abandonne rapidement : on l’expose, en l’attachant par ses chevilles percées, d’où son nom Œdipe (« pieds enflés »).
Mais l’enfant survit et grandit dans une autre ville, Corinthe, adopté par les souverains locaux.
Habité par des doutes, Œdipe consulte un oracle qui lui dit qu’il tuera son père et épousera sa mère.
Pour éviter que cela n’arrive, il s’éloigne de sa ville d’adoption…
À un carrefour, Œdipe tombe sur son père biologique et ils ne se reconnaissent pas (forcément). Les deux se disputent pour une question de priorité, et le fils tue le père.
Il se confronte ensuite à la terrible Sphinx, qui ravage la province. Celle-ci lui pose une énigme que nul n’a encore pu résoudre :
« Quel être, pourvu d’une seule voix, a d’abord quatre jambes le matin, puis deux jambes le midi, et trois jambes le soir ? »
Œdipe trouve la réponse : c’est l’homme. Dégoûtée, la Sphinx se fout en l’air.
Récompense : le trône du roi et la main de la reine… qui est sa mère. Mariage. Quatre enfants.
Quand Œdipe découvre la vérité, sa mère se suicide, lui se crève les yeux et repart sur les routes.
Fin de la saison 1.
(C’est là une version standard du mythe)
Suprême NTM ?
De cette trame légendaire, Freud n’a gardé que deux événements qui l’arrangeaient : le meurtre du père et l’union avec la mère.
Ils symbolisent selon lui deux tendances inconscientes puissantes chez le jeune enfant : le souhait d’avoir la mère rien que pour soi, et l’hostilité sourde envers le père.
En lien direct avec ses pulsions, elles créent une situation psychique intenable à terme : le complexe d’Œdipe.
==> C’est le concept psychanalytique typique : scandaleux, « fou » quand il a été énoncé…
« Quoi ? Une sexualité infantile ?! »
… Puis passé peu à peu dans le langage courant. Sans forcément être mieux compris.
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La façon dont l’enfant se sortira de cette tension influera fortement sur son positionnement dans la vie, à partir de la puberté.
Allez, on y va, en espérant lever un peu de malentendus et d’approximations.
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Disons déjà que le complexe d’Œdipe s’énonce par rapport à la « Mère » et au « Père ». Mais l’idée c’est qu’on peut l’étendre à toutes sortes de situations triangulaires, où le genre des personnes importe assez peu.
« Mère », comme la personne nourricière qui est présente le plus tôt et le plus souvent auprès de l’enfant.
« Père », comme la personne qui est plutôt moins présente, et qui ne s’occupe pas autant de l’enfant, en tout cas pas de la même manière.
Et qui éloigne la Mère de l’enfant.
En entrant dans ce jeu social en miniature, l’enfant va devoir apprendre
la différence des générations
et la différence des sexes
Pour aujourd’hui, on va s’intéresser au premier point.
NB : Freud part du point de vue du petit garçon, mais on verra que ça peut se généraliser (avec par exemple le « complexe d’Électre »).

La différence des générations
Le garçon est dans une double consigne, un peu foireuse :
1. « Sois comme ton père »
2. « Ne fais pas tout ce que fait ton père ».
NB : “ton père”, ou “le copain de ta mère”, ou “la copine de ta mère”…
Ou, en élargissant le cercle :
“ton oncle maternel”, “ton grand frère”, “ta grand-mère”, etc.
==> Un « grand » qui a une relation privilégiée avec maman, et une influence sur elle.
Donc :
« Fais comme ton modèle… mais pas tout pareil non plus. »
Ok.
Débrouille-toi avec ça.
Le « pas tout », ici, c’est surtout : le sexe avec la Mère.
Ça, c’est l’interdiction numéro 1.
(#prohibition_inceste)
Et plus largement, tous les trucs de grands.
L’histoire, ce serait ça :
L’enfant est avec sa mère, et il kiffe. Il se sent vachement bien et il voudrait que ça soit toujours comme ça.
En même temps, il comprend assez tôt que la Mère a un rapport particulier avec le Père.
Que si elle n’est pas là tout le temps là pour lui, rien que pour lui, c’est un peu à cause de… le Père.
Et que ça a un rapport avec sa propre existence à lui, l’enfant.
On verra que l’enfant est inconsciemment travaillé par l’ambivalence de ses sentiments à l’égard du Père : entre l’affection envers lui et l’envie de prendre sa place.
Cette crainte respectueuse est aussi un prototype de la jalousie.
Soyons clairs : l’enfant veut posséder la Mère mais l’enfant ne se fait pas un film porno dans sa tête.
==> pour lui, ça ne veut pas dire la même chose que pour les adultes (à la limite, ça ne veut encore rien dire).
Conséquences : oui, on peut dire qu’il y a un désir de l’enfant vers le parent. Mais non, ce désir n’est pas du même ordre que celui des parents.
Et c’est dans la confusion des langues que les problèmes arrivent : quand l’adulte interprète le langage enfantin comme si c’était un langage adulte. (1)
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Bref, l’enfant est censé accepter qu’il n’est pas exactement comme un adulte.
… et l’adulte lui-même doit être au clair avec ça. (2)
Tout le monde n’est pas au même endroit en même temps.
C’est là un cadre structurant fondamental.
Saloperie de temps
Intégrer la différence des générations, c’est aussi intégrer le fait que le temps passe. Que ce qui est avant est différent de ce qui est après.
On touche là à la construction générale de l’esprit humain, et on est au point de contact entre les phases « archaïques » du psychisme et le début de « l’œdipe », qui correspond à l’entrée dans la culture.
Deux aspects à cela :
- « Les choses ne durent pas toujours. » (= les choses ne demeurent pas toujours identiques, les choses évoluent)
Cet apprentissage est particulièrement visible autour des événements douloureux (maladies, bobos, séparations…).
ex. : L’enfant apprend peu à peu que quand il a mal quelque part, ça va passer. Que quand maman s’éloigne, elle va revenir. Etc.
… et ça ne se fait pas du jour au lendemain, on aura pu le constater.
- « On ne revient pas en arrière. » (= on ne revient pas dans maman)
C’est l’apprentissage de la « flèche du temps », de la causalité qui va dans une seule direction, etc.
Cela semble évident. Pourtant tout se passe comme si l’esprit humain ne cessait de se rebeller contre ça. On peut le remarquer dans toutes sortes de créations : rêves, fictions, religions, idéologies…
Dans la démence, aussi.
Rappelons ici l’une des caractéristiques principales de l’inconscient :
L’inconscient ne connaît pas le temps
Alors, quelque part, ce travail de positionnement dans le temps est toujours à refaire.
Il nous influence plus qu’on ne l’imaginerait.
Nous aurons l’occasion de voir que cela est en rapport avec le développement du cerveau et de la capacité à sortir de la satisfaction immédiate pour envisager le long terme…
Le complexe d’Œdipe, souvent bancal, irrésolu, sera typiquement réactivé dans les situations impliquant l’autorité. Le pouvoir.
Il gagnera de l’influence toutes les fois où il y a renoncement, perte, interdiction, limite, contrariété… Sentiment d’impuissance.
Cela nous amène au thème de la castration imaginaire, qui renvoie à la différence des sexes et qu’il nous faudra approfondir dans un prochain article.
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Notez bien : on peut tout à fait envisager que le complexe d’Œdipe soit une création a posteriori, une « invention ». Qu’il soit un récit imaginaire, servant à résumer une réalité psychique, à figurer le point commun entre une grande variété de situations vécues inconsciemment.
Et on pourrait envisager d’exprimer ces choses autrement, sans le côté « meurtre et inceste ».
Dans un sens c’est vrai. Mais attention :
Freud tenait, non sans raisons, à préserver la dimension proprement sexuelle de l’affaire (que beaucoup ont voulu écarter d’emblée en disant qu’il s’agissait uniquement d’une « métaphore »).
Il considérait que notre espèce aurait une tendance particulière à percevoir les choses, quelles qu’elles soient, de façon sexuelle. La « libido », la « pulsion de vie », serait indissociable de l’instinct sexuel.
Dans ce point de vue, le sexuel (et la façon dont on fait avec) imprègne tous les aspects de l’existence. Il est fondateur de notre nature… civilisée.
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(1) Sándor Ferenczi a parlé de la confusion des langues entre l’adulte et l’enfant.
Ferenczi, hongrois, était un collaborateur privilégié de Freud qui a fini par – devinez quoi ? – développer une théorie et une pratique répudiées par le Maître.
Il a parlé de l’influence du désir projeté par le parent sur l’enfant.
= L’enfant sent confusément qu’il y a des gestes retenus chez le parent, une forme d’empêchement, de gêne.
Que certaines parties du corps ne sont pas tout à fait traitées comme les autres.
L’enfant va peu à peu commencer à créer une « étiquette » pour ce « non-dit » qui lui échappe. Cette étiquette inconsciente, elle correspondra au « sexuel ».
Selon ce point de vue, le sexuel ça se transmet.
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(2) L’adulte aussi doit accepter que l’enfant est différent de l’adulte.
exemple : On préconise désormais de ne plus appeler une femme « Mademoiselle » mais uniquement « Madame », pour éviter la transmission de stéréotypes (autour de l’âge, du mariage, etc.). Et c’est sans doute salutaire.
En revanche, il n’apparaît pas inutile de rappeler qu’une fille prépubère est forcément une « demoiselle » (de la même façon qu’un jeune garçon n’est pas un « Monsieur »).
==> L’enfant considéré trop tôt comme un adulte, cela a des conséquences dommageables sur sa construction psychique (et nous sommes en plein dans un moment où on voit les effets à long terme de cela).
« L’enfant est une personne » ne veut pas dire « L’enfant est un adulte ».
Différence des générations.
Pour la route.
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