Bureau des Légendes d’Œdipe, saison 2.
On s’est heurté à l’interdit, et on attend le châtiment…
Parviendra-t-on à se libérer ?
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Freud et ses étranges façons de dire.
L’autre fois c’était « désir envers la Mère », « meurtre du Père »…
Aujourd’hui, ça va être « castration ».
Allons bon.
En résumé :
quelque chose en nous a exagéré et a voulu obtenir ce qui est défendu.
= « avoir Maman rien que pour soi ».
Ce qui suppose de faire disparaître ce qui nous en empêche.
Et donc de supprimer le gêneur.
(le gêneur, de base, c’est « Papa ».
Mais aussi : le grand frère, la petite sœur, etc.)
Le truc, c’est que : au niveau inconscient, tout se passe comme si le mal avait été fait.
==> C’est le pouvoir du fantasme, de la réalité psychique.
Pour l’inconscient,
« souhaiter quelque chose »
=
« l’avoir fait »
… même si on n’y a pas pensé,
même si on ne se l’est pas figuré.
On est là dans les processus primaires du psychisme, pleins d’équivalences et de renversements.
C’est le principe de plaisir qui domine ici, et il se fiche bien du vrai et du faux.
*
Tout se passe alors comme si on avait fauté.
Cette faute imaginaire, on va chercher à la payer. Pour compenser. Pour se racheter.
Des fois, ça s’arrange assez vite (et c’est le déroulé idéal du complexe de castration).
Parfois ça dure très longtemps (et ça peut s’appeler la névrose).
Ça a un rapport avec le fait que
On n’assume pas notre agressivité
… et cette fonction naturelle, qui pourrait servir à créer, à agir sur le monde, on la refoule.
Du coup, elle va mal tourner, devenir « monstrueuse », destructrice.
Notamment en se retournant contre nous-mêmes…
Histoires de culpabilité, de dette imaginaire.
Histoires de masochisme, d’auto-sabotage.
Où comment se punir tout(e) seul(e) sans s’en rendre compte.
« Je te la coupe ! »
Le petit garçon voulait prendre la place du Père.
(plus largement : de la personne que Maman semble « préférer »)
Effaré devant sa propre audace, il se ravise et attend la sanction.
Cette sanction, Sigmund Freud l’avait envisagée comme une menace de castration imaginaire.
Il avait par exemple évoqué cela dans son livre atypique Totem et tabou.
Voyons un peu cette façon de dire.
==> Freud avait envisagé que, devant la différence visible entre les petits garçons et les petites filles, l’explication spontanée de l’enfant serait : « Elle avait un zizi mais on lui a coupé. »
(Depuis, pas mal d’auteurs – F. Dolto par exemple – ont fait valoir que la conscience que la petite fille a de son propre corps serait plus nette, et cela assez tôt, sans ce détour par l’histoire de la castration.)
Et l’enfant s’expliquerait cela ainsi : « On lui a coupé pour la punir. »
Pour la punir d’avoir voulu prendre la place du Père (= de le tuer).
Les couches archaïques du psychisme ne font pas dans la demi-mesure.
Alors le garçon ne veut pas faire de bêtise, pour qu’il ne lui arrive pas la même chose.
NB : le petit garçon (et le grand) est flippé de son zizi.
Ça s’observe par exemple quand le petit a peur d’aller sur le WC : il voit que ça fait disparaître son bâton de caca…
==> Dans sa logique floue et symétrique, si ce « bâton de derrière » disparaît, ça pourrait bien arriver à celui de devant…
(des gosses qui n’ont pas lu Freud l’affirment)
Voilà l’histoire.
Voilà pourquoi on entend parler de « castration » ==> ce drôle de terme s’inscrit dans un certain « récit théorique », dans une certaine « fiction psychique ».
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NB : évidemment qu’on parle là de phénomènes qui en dernier lieu sont cérébraux, corporels, émotionnels, cognitifs, etc.
==> C’est juste qu’on est en train de se concentrer sur une façon de dire qui permet de rendre intelligibles des mécanismes complexes. De se figurer ces mécanismes impliquant la personne tout entière, et qui sont par nature dans l’angle mort de notre conscience.
On est en plein dans l’approche psychanalytique, qui essaie de trouver des moyens de raconter ce qui se passe en nous. Parce qu’elle considère que c’est un bon moyen rendre le côté lié, organique, vécu, de ces processus.
De créer des ponts entre le ressenti et l’intelligence.
Comme le faisaient les mythes, les récits traditionnels, etc.
Parce que la pure description scientiste, si elle peut nous donner l’impression de comprendre, ne produit aucun effet sur nous. Parce qu’elle nous met à distance : il lui manque l’efficace propre à l’émotion et à l’imagination créatrice.
*
OK.
Maintenant, voyons concrètement comment ça se traduit, la peur de la « castration ».
L’idée c’est que, par crainte du châtiment, le petit respecte la règle n°1 :
« ne pas faire avec Maman ce que Papa fait avec elle »
« … et que je sais pas trop ce que c’est »
—
Problème : parfois cette précaution prend des proportions démesurées…
==> parfois, l’enfant (et l’adulte qu’il deviendra) va beaucoup étendre le « périmètre de l’interdit ».
Pour être sûr de ne rien faire de mal.
Du coup, il ne va pas s’autoriser énormément de choses.
Comme son instinct de prendre quelque chose dans le monde (= “avoir maman”) est profondément lié à la tendance agressive (= “écarter papa”), si l’enfant-adulte craint trop de faire du mal…
il va se « bloquer » complètement
= Il a tellement peur de détruire qu’il va sacrifier sa capacité à agir, son pouvoir.
Brider sa créativité, son initiative.
Se paralyser.
Ça a un rapport avec l’inhibition, la névrose d’échec…
Mais aussi avec le caractère obsessionnel.
La maladresse.
Le sentiment d’ « impuissance ».
Avec plein de trucs qui plombent la vie.
—
Mais ça, c’est quand on reste « coincé » dans le complexe de castration. Quand on ne le « digère » pas.
C’est une façon d’être prisonniers du passé.
(une façon névrotique)
Idéalement, ça avance. Idéalement, il y a une évolution, une intégration.
Et ça peut toujours se rattraper, à tout âge.
Culpabilité et responsabilité
Dans le cadre du « complexe d’Œdipe », la « castration » est donc au départ envisagée comme un châtiment.
OK.
Et bien figurez-vous que cette menace de châtiment qui plane comme une « épée de Damoclès » sur l’enfant, c’est déjà un progrès.
En effet, elle signale qu’on a dépassé le « j’ai tout cassé, tout est fini, c’est sans espoir » (évoqué ici).
Maintenant, l’enfant ressent de la culpabilité d’avoir voulu évincer le père (ou tout autre concurrent familial), et attend inconsciemment sa punition.
Et c’est un progrès ?
==> Oui, parce que s’il y a une punition, ça veut dire qu’on peut payer sa faute. On ne reste pas éternellement prisonnier de ce qu’on a fait (en vrai ou en fantasme).
Maintenant l’enfant peut avancer. Ses idées, ses actes, vont pouvoir s’inscrire dans une évolution.
Melanie Klein disait que l’enfant accédait alors à une nouvelle position, où il peut être désolé pour l’autre et vouloir réparer/racheter son erreur.
Évidemment, le processus commence de façon un peu hardcore, mais au moins ça avance.
Idéalement, de cette culpabilité, on évoluera vers la responsabilité (= la capacité à répondre de ses actes et à en assumer les conséquences).
Mais c’est pas gagné.
Le premier semestre 2020, ça a par exemple été le Festival International de la Culpabilité (se sentir coupable, chercher des coupables, etc.).
Pour avancer, pour sortir du cercle vicieux de la punition, il va bien souvent s’agir de solder des comptes, de se dégager d’une dette.
Une bonne fois pour toutes.
D’une façon qui aura un effet symbolique.
Et qui est toujours singulière, propre à chaque personne.
Limités… donc libres !
De façon générale (et l’inconscient généralise, par définition) la « castration » nous tombe dessus à chaque fois qu’on est renvoyé à nos limites, à chaque fois qu’on est empêché, à chaque fois qu’on se heurte à la réalité (et à l’altérité).
La castration, c’est l’expérience de la « contrariété »
Vous voyez que ça arrive assez souvent. Mais tout le monde ne vit pas ça avec le même profit.
Aux extrêmes :
==> certains redoutent tellement la limite qu’ils se créent plein de blocages (et ça peut donner toutes sortes de névroses) ;
==> d’autres ne se résolvent jamais à accepter que la limite existe (et ça peut donner de la perversion, de l’addiction… Ou des personnalités d’exception).
Une castration à peu près « bien gérée », ça pourrait être synonyme de :
- ne plus « prendre ses désirs — ni ses peurs — pour des réalités »…
= prendre acte de ce qui existe, s’appuyer sur la réalité pour avancer
(et pas juste sur nos fantasmes).
Imaginer concrètement, en reconnaissant les contraintes et en cherchant des solutions.
- pouvoir s’abstenir, savoir s’arrêter… S’inscrire dans le temps.
= être capable d’attendre, de différer la satisfaction…
Prévoir, anticiper les conséquences…
Construire.
- savoir qu’on peut faire quelque chose, même si on ne peut pas tout faire…
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La castration, ça permet aussi d’accepter que l’autre est différent de soi, tout en étant semblable…
(Pas gagné ça non plus…)
Intégrer la castration, unir imagination et réalité, ça pourra se traduire par
une plus grande liberté existentielle
(= on n’est plus « tenu par notre faute », prisonnier d’un monde imaginaire confus, où on a peur de bouger)
Bref, la castration est omniprésente et indispensable.
Chacun, chacune trouve des bricolages, plus ou moins fonctionnels, pour se dépatouiller avec ça.
Et il y en a un paquet…
On se le déballe la prochaine fois.
Pirouette, cacahouète
Cette castration imaginaire, on peut également considérer qu’elle est liée à une impossibilité physique (le petit garçon « n’a pas les moyens de ses ambitions »).
==> dans ce décalage entre développement psychique et développement physique, Freud relevait une grande spécificité humaine :
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- d’une part, on peut imaginer beaucoup de choses avant même de pouvoir les faire (et c’est cool) ;
- d’autre part, cela peut provoquer un désagréable ressenti d’impuissance, qui peut nous conditionner durablement.
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En fait, se rejoignent ici une interdiction et une incapacité.
Idéalement, le petit bonhomme vivra bien la castration. Il retombera sur ses pattes. Il pourra se dire (inconsciemment !) :
==> « C’est interdit… mais de toute façon je ne pourrais pas ! »
La castration est alors intégrée, assimilée. Dédramatisée.
L’enfant retrouve sa place d’enfant. Il n’aura pas à supporter la responsabilité écrasante de « satisfaire la Mère ».
==> responsabilité qui peut prendre mille formes, parfois insidieuses : F. Dolto déconseillait ainsi d’obtenir quelque chose de l’enfant en lui disant « … Allez, pour me faire plaisir… ».
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Un complexe de castration bien intégré (ou « dissout », selon les façons de dire), ça pourrait par exemple ressembler à :
« OK. Je ne peux pas tout faire. Alors voyons qu’est-ce que je peux faire. »
Ou encore :
« Je n’y arrive pas… pour le moment. »
Ça, c’est une version standard. Celle d’une personne qui a intégré la limite, « la Loi » (les lacaniens disent « Le Nom-du-Père »).
Et qui à partir de là va pouvoir se démerder – plus ou moins bien – avec la contrainte, avec la réalité.
… y compris pour éventuellement faire évoluer la loi !
En termes psychanalytiques classiques, on dirait : c’est le principe de réalité qui vient tempérer le principe de plaisir.
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==> Il y a là un parallèle organique très clair : dans le cerveau, le développement du cortex vient tempérer l’impulsivité de certaines zones plus primitives (amygdale, striatum), qui fonctionnent par automatismes et recherchent la satisfaction directe.
Il nous aide par exemple à résister aux gratifications immédiates et au shoot de dopamine qu’elles fournissent (ce n’est pas ce qui manque aujourd’hui).
NB : le fonctionnement de notre cerveau relève dans une large mesure de notre responsabilité.
==> Être en thérapie, c’est aussi agir sur notre propre organisation neuronale.
Un conditionnement, par définition, ça peut se défaire.
= On n’est jamais définitivement coincé, on peut toujours évoluer, être plus libre.
Plus soi.