Traverser

En épilogue à une série d’articles sur le trouble de la personnalité limite, voici quelques extraits du livre de Maurice Bellet, La traversée de l’en-bas. Ils suggèrent, me semble-t-il, ce que peut être la douleur d’une personne souffrant d’une forme sévère de ce trouble ou, plus généralement, d’épisodes de grande dépression.

« Et ce sera un texte incohérent. Car le lieu où il se tient est un tel lieu de contradiction et d’écarts que la cohérence y est fausseté.

C’est écrit pour ceux qui, par eux-mêmes ou par leurs proches, ont quelque connaissance de l’en-bas. Ailleurs, c’est hors de sens ou insupportable. »

 

 

Morceaux choisis, pour un aperçu de la très profonde détresse où se trouvent régulièrement plongées les borderline (qui, rappelons-le, sont surreprésentés dans les statistiques de suicide). Un vécu d’extrême solitude, de désespoir, et de déchirement.

Ce fond, effrayant, est je crois nécessaire pour comprendre ce que nous pouvons dire du trouble de la personnalité limite dans d’autres articles.

Bon courage.

NB : avec ce texte, M. Bellet ne prétendait pas décrire spécifiquement le trouble de la personnalité limite. Je prends la responsabilité de le placer ici en suggérant cet écho possible.

 

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Adieu – A Season in Hell

 

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« Si vous glissez dans l’en-bas, le monde où vous habitiez disparaît, les amis et compagnons se dissolvent dans la nuit.

Et l’on ne revient pas.

Seul espoir — au-delà de tout espoir : traverser. » (p. 12)

 

« La chute. Une amertume irrépressible. Des émotions profondes, redoutables. Angoisse, haine, jalousie — fureurs obscures, fureurs et terreurs. » (p. 24)

 

«La psychanalyse comme cure c’est, traversant ce pays-là, de se défaire des empêtrements qui condamnaient à la répétition et de pouvoir vivre sa vie, au lieu d’être pris dans le scénario du malheur où ces relations primitives, qui devaient ouvrir l’espace de vie, se sont refermées dans des dévorations et des vomissements. » (p. 20)

 

«Et le point central de l’en-bas, c’est qu’il n’y a plus de foi. Je ne parle pas de croyance ou de religion, ou de morale ou de grandes idées, mais de quelque chose en dessous, plus bas, comme est notre mère la terre pour tout ce qui est bâti dessus. » (p. 16)

 

« Il est possible que, par-dessus cette cave, la maison ait encore une assez belle façade. » (p. 26)

 

« Comment peut-on en venir là ? Mille chemins, millions d’histoires à chaque fois singulières. Les parents sans doute, les aïeux, toute la généalogie. Et quelque chose qui a manqué, qu’on a manqué. Une marche dans l’escalier. Un visage. » (p. 29)

 

« La haine, la honte et la peur. » (p. 49)

 

« Si j’essaie de sonder, je trouve la honte, et dans la honte l’humiliation, et dans l’humiliation la noire détresse de — ah, comment nommer cela ? Le refus, l’abandon, l’absence ? Quelque chose a manqué, quelque chose a manqué, comme une espèce de cadeau initial, quelque chose qu’on peut recevoir, prendre et garder, “c’est pour moi !” » (p. 49)

 

« C’est un état contradictoire, incompréhensible pour l’homme de sagesse et de raison. » (p. 69)

 

« C’est la haine dans la haine, la honte dans la honte, la dépression dans la dépression, ce redoublement qui fait qu’on ne peut pas en sortir. » (p. 50)

 

« Compulsion. (…) L’obsession sexuelle, l’alcool, la drogue, la fugue, les accès de violence, et, pour le pire, viol ou meurtre. “Je ne peux pas m’en empêcher.” » (p. 28)

 

« (…) vous pouvez être en haut et en bas. Vous pouvez être d’assez belle allure (morale, j’entends), et intelligent, et efficace, et reconnu tel, avec de belles aspirations, de grands sentiments, le tout sincère et honnête – et pourtant avec, dans votre vie, l’inavouable, le ver dans le fruit.

Un passé irréparable, qui vous poursuit sans pitié, une douleur d’amour qui déchire encore et encore, un vice (…) ou tout bonnement, tout purement l’infernale tristesse qui défait tout, qui pourrit tout, et dont la source noire est introuvable. »

(p. 29)

 

« Honte qui se nourrit de tout ce qu’on a de moche, de fautif, de raté, de tout ce qu’on imagine tel ; une honte qui fait chuter et fauter. » (p. 26)

 

« L’homme d’en bas marche : il n’a pas d’autre équilibre.
S’arrêter, s’asseoir, dormir, c’est mourir. Il fait trop froid.

Il lui arrive même de faire comme si, de sauver seulement le comportement : le dedans, la conviction, le sentiment, la pensée vive – et le cœur chaud – rien du tout.
(…)

De demi-journée en demi-journée.
De quart d’heure en quart d’heure.
»

(p. 88)

 

« Avec la douleur de ce qui n’a pas eu lieu, de ce qui n’aura pas lieu, de ce qui a manqué, manque et manquera. » (p. 95)

 

« C’est pourquoi le seul remède spécifique à la tristesse de l’en-bas ne peut que se tenir dans l’en-bas lui-même : qu’il y ait de l’humain dans cette région-là, suffisamment proche et suffisamment libre de l’horreur, pour que ce soit présence et parole auxquelles on puisse enfin se fier. » (p. 51)

 

« En deçà de tous les beaux exercices de l’intellect. Au corps à corps. Sans échappée possible.

Avec toute la brutalité de la mort en face – ou dedans. » (p. 103)

 

« En vérité, cet abîme-là n’a pas de nom. Il est seulement ce côté noir de qui-nous-sommes, que les vieux langages renvoyaient au démoniaque et à l’enfer. » (p. 149)

 

« Esprits froids, logiciens, restez à la porte. Il n’y a  pas de cohérence en tout ceci. » (p. 31)

 

 

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Pas pour vendre du rêve, mais en sortie, peut-être… :

« J’ai dit cela autrefois : quand on sort de l’enfer, le plus humble des petits oiseaux, un brin d’herbe, que dis-je, une pierre, un caillou engendré par les millions d’années de la terre, c’est merveille, c’est beau à en pleurer, c’est la création jaillissant jubilante de la ténèbre du néant.

Ô voir ! Voir et entendre ! Et goûter et tâter et toute la joie des sens ! Et la force du ventre, pénétrer, être pénétrée, engendrer ! Le foisonnement des sèves et des sucs !

Vie, je t’adore. »

(p. 34)

 

 

The Divine Feminine

 

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extraits de La traversée de l’en-bas, Maurice Bellet, Bayard, 2005.

AVERTISSEMENT : Maurice Bellet était psychanalyste, prêtre et théologien (c’est possible ; en fait, il y a plein de combinaisons possibles*). Donc vous imaginez bien qu’après la description de « l’en-bas », il évoque une petite lueur d’espoir, plutôt barbue et en sandales. Ce n’est pas notre came ici mais la description était si juste que je tenais à la partager. Aussi parce qu’on n’aura pas trop de tout le monde pour alléger un peu la souffrance de nos « frères et sœurs borderline ».

* Certaines combinaisons sont très sympathiques. Du genre :  les conseils de maquillage lacaniens de Psychanalyse-toi la face (ou plus exactement : les explications que Manue donne des concepts de Lacan tout en se maquillant). Lacan, c’est pas super ma came non plus, mais avec Manue vous pouvez y aller tranquilles.

 


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Merci à l’artiste Clashing Squirrel de m’avoir permis d’utiliser ses créations pour illustrer cet article.

Vous pouvez découvrir ses œuvres sur instagram.com/clashing.squirrel.

 

 

 

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