Un sms qui part pour le mauvais destinataire.
Un prénom prononcé au lieu d’un autre.
Un anniversaire oublié.
Des clés que l’on ne trouve pas au moment où l’on devrait absolument être à l’heure.
Un effet personnel laissé chez quelqu’un…
Bienvenue au pays des actes manqués, savoureuse entrée en matière vers le fonctionnement de l’inconscient.
… Un nom qui ne revient pas mais que l’on a « sur le bout de la langue ».
Un train que l’on prend dans la mauvaise direction.
Une sortie d’autoroute où l’on s’engage sans raison.
Un mot incongru qui nous échappe et provoque l’hilarité, la perplexité ou la gêne.
Un accident sorti de nulle part, qui n’implique personne d’autre que nous.
Un objet offert qui nous échappe des mains et se brise.
Un retard dont on s’excuse mille fois.
Un rendez-vous où l’on se présente sans que personne ne nous y attende…
*
Et vous, vous racontez quoi comme actes manqués ?
*
« Pour nous, la grande valeur des actes manqués consiste dans leur fréquence, dans le fait que chacun peut les observer facilement sur soi-même et que leur production n’a pas pour condition nécessaire un état morbide quelconque. »
Ça, c’est Freud qui le disait. On est d’accord : les actes manqués, c’est courant et ça arrive à tout le monde.
Et ça nous permet de découvrir à bon compte les processus inconscients : de nous apercevoir que
nous faisons des choses qui échappent à notre conscience et à notre volonté
Des choses qui ont pourtant une raison d’être, une logique.
Un but.
Un sens.
Sur le bout de la langue
Dans Psychopathologie de la vie quotidienne, paru en 1901, Freud évoquait toutes les petites situations absurdes qui s’invitent sans raison apparente dans nos vies. S’appuyant sur des travaux antérieurs d’autres auteurs et les complétant, il chercha à prendre au sérieux ces « actes manqués » et à en faire émerger un mécanisme, une logique.
Partant de la thématique des oublis de mots, il en venait ensuite aux lapsus, aux erreurs de lecture et d’écriture, aux méprises et maladresses, puis aux actes symptomatiques et accidentels…
Parmi toute la gamme des actes manqués, une large partie d’entre nous reconnaît plus volontiers les lapsus. En voici un exemple parfait, évoqué dans Psychopathologie de la vie quotidienne.
Une dame, que Freud qualifie d’« énergique », affirme, après que son mari est allé chez le médecin : « Le docteur a dit qu’il peut manger et boire ce que je veux. »
Nous entendrons là tous à peu près la même chose, que Freud formule ainsi :
« C’est comme si elle avait dit : “Il peut manger et boire ce qu’il veut. Mais qu’a-t-il à vouloir ? C’est moi qui veux à sa place.” ».
Cela semble assez transparent, n’est-ce pas ?
En l’occurrence, le contexte, la connaissance de la situation des personnes vient corroborer l’interprétation que l’on peut faire du lapsus. Freud dit ainsi que, connaissant la personne, il peut affirmer qu’elle est effectivement « de ces femmes énergiques qui savent commander dans leur maison »…
On voit ici qu’un lapsus devient significatif quand il fait écho à quelque chose de présent « en sourdine » . Que ce quelque chose soit plus ou moins évident, cela dépendra des personnes, et de leur sensibilité.
Voilà un garde-fou utile : tous les lapsus ne méritent pas forcément qu’on s’y attarde.
Car la « langue qui fourche », cela s’explique parfois par des difficultés de prononciation, par la succession de certaines syllabes, par un mot qui vient après, ou qui est venu avant, par quelque chose que l’on perçoit et qui nous perturbe tandis qu’on parle, etc.
Mais cela ne suffit pas à expliquer tous les lapsus.
Les lapsus n’arrivent souvent pas pour rien. Et on les remarque, comme on remarque une bonne blague, un « trait d’esprit ». On les remarque quand on sent qu’ils sont une façon de dire quelque chose qui autrement n’aurait pas été dit.
Nous sommes prompts à les entendre chez les autres… et à ne pas les remarquer chez nous-mêmes.
« On ne reconnaît pas volontiers qu’on a commis un lapsus ; il arrive souvent qu’on n’entende pas son propre lapsus, alors qu’on entend toujours celui d’autrui. »
Et quand on nous confronte à notre propre faux pas, on peut étrangement s’impatienter, s’échauffer… La réaction émotive est alors un indice que l’on a touché du doigt quelque chose de sensible.
Pour nos lapsus comme pour nos autres actes manqués, si l’on veut « noyer le poisson », on trouve toujours de « bonnes explications ». Ah mais non, ça c’est rien, c’est parce que…
« C’est parce que j’étais pressé »
… Combien de fois avez-vous été pressé sans que quelque chose de semblable ne vous arrive ? Qu’est-ce que cette situation avait de particulier ?
La hâte : une « explication » toute prête, couramment dégainée. Il y en a quelques autres.
Bien sûr, les lapsus et autres actes manqués peuvent être favorisés par des facteurs objectifs tels que fatigue, excitation, distraction… Mais on ne peut pas les expliquer uniquement par ces circonstances.
Freud prend pour illustrer son propos l’exemple suivant : si l’on se fait dévaliser la nuit dans une rue déserte, l’obscurité et l’isolement ne suffisent pas à expliquer notre mésaventure. Ils ont simplement favorisé l’action du malfaiteur.
Et il souligne, malicieux, l’absurdité qu’il y aurait à déclarer au commissariat « La solitude et l’obscurité viennent de me dépouiller de mes bijoux ». (1)
Il peut exister ainsi des circonstances favorables à l’acte manqué, mais encore faut-il que soit activement présente une force qui nous y pousse, un mobile. Un agent. Sinon, à la moindre faiblesse, à la moindre fatigue, au moindre trouble, nous deviendrions systématiquement confus, « dysfonctionnels », maladroits.
Par ailleurs, les actes manqués nous arrivent aussi souvent « dans un ciel serein », sans que l’on puisse même trouver une justification objective à leur survenue.
Dès lors, comment les expliquer ?
L’une des pistes que propose le médecin viennois est de considérer vers quoi tendent ces actes manqués.
Ce qu’ils expriment, et les effets qu’ils génèrent, ou pourraient générer, directement ou par ricochet (les couches profondes du psychisme ont toujours un coup d’avance).
exemple : J’ai rendez-vous pour un entretien d’embauche. Au moment de partir, je ne trouve pas mes clés ==> Je rate mon train ==> Je ne présente pas à cet entretien ==> Je n’exercerai pas ce travail à cet endroit.
Après coup, on peut se demander : « Est-ce que quelque chose en moi souhaitait obtenir cet effet ? »
Pour cet exemple, cela peut s’aborder en décomposant la situation, en considérant ses différents aspects :
Est-ce que je voulais éviter…
-
- … de faire ce métier ?
- … de travailler pour cet employeur ?
- … de me rendre à cet endroit précis ?
- … d’aller quelque part en train ?
Etc.
La question suivante étant : « Et pourquoi donc ? »
Ce « quelque chose en nous », cette intention perturbatrice est selon Freud un désir refoulé.
À l’insu… de mon plein gré
Ce désir refoulé, c’est une tendance présente en nous, mais que l’on ne reconnaît pas, que l’on n’accepte pas. (2)
Que l’on censure.
Comment cela est-il possible ?
Parce que nous ne sommes pas faits d’un bloc, parce qu’il y a des mouvements contradictoires en nous.
La psychanalyse a systématisé cela en termes de rapports entre des « instances psychiques ». Notamment en termes de Ça, de Surmoi et de Moi. C’est une façon de dire.
Le Ça qui pousse, sans foi ni loi. Le Surmoi qui empêche, qui régule, qui oblige. Le Moi qui dit « Bonjour Monsieur, bonjour Madame, tout va bien ».
Ça ressemble à ça. L’« iceberg », c’est le psychisme.

*
Agressivité que l’on ne se permet pas… Attraction sexuelle que l’on ne saurait s’avouer… Envie, jalousie…
==> Les tendances refoulées ont étrangement à voir avec des interdictions morales, voire religieuses.
On peut avoir « exilé » dans l’inconscient ces impulsions gênantes, en provenance du « Ça ».
… Inversement, on peut aussi croire que l’on a accepté ces impulsions, alors que ce n’est pas tout à fait le cas…
= On peut se dire consciemment que « c’est géré », mais dans les faits, ça coince.
==> Quelque chose en nous continue à s’y opposer.
C’est l’effet de la partie inconsciente du « Surmoi » (on voit ci-dessus qu’une bonne partie du Surmoi est « sous l’eau »).
On pourrait par exemple imaginer que c’est le « Surmoi » de la demoiselle plus haut qui ne voulait pas qu’elle soit gourmande…
Elle se serait dit, consciemment, « J’ai envie d’une petite glace, j’ai bien mérité une petite glace. »
Peut-être même qu’elle avait réussi à dépasser des scrupules qui l’étouffaient, et qu’elle était bien contente.
Mais quelque chose en elle ne l’entendait pas de cette oreille…
Autre piste : peut-être qu’une amie lui avait demandé de tenir sa glace quelques instants ? Et qu’envers cette amie, elle n’éprouve pas que de l’affection ?
Bref, on peut faire des suppositions mais, en dernier lieu, c’est en échangeant avec elle que l’on pourrait mieux comprendre d’où est sortie sa maladresse.
En connaissant les circonstances extérieures, bien sûr, mais aussi :
ce qui travaillait en elle à ce moment-là.
L’inconscient ne fait donc pas que pousser, il freine aussi.
D’où des tensions, qui bien souvent se signalent par une angoisse apparemment inexplicable.
*
Quand les actes manqués augmentent en fréquence et en intensité, quand il y a de la répétition, cela peut être un symptôme de névrose. C’est-à-dire que le conflit intérieur ordinaire prend des proportions telles qu’il commence non seulement à nous coûter un peu trop d’énergie, mais également à nous mettre en danger, concrètement.
Car l’inconscient n’hésite pas à hausser le volume pour se faire remarquer, par tous les moyens nécessaires.
Il nous faudra voir comment éviter d’en arriver à des extrémités, et comment passer du conflit au dialogue avec l’inconscient.
(1) Freud écrit : « Ces facteurs somatiques n’ont de valeur qu’en tant qu’ils facilitent et favorisent le mécanisme psychique particulier du lapsus », les qualifiant de « paravents derrière lesquels nous ne pouvons nous empêcher de regarder »…
(2) Généralement, on parle de désir refoulé quand il est inconscient, et de désir réprimé quand on en a conscience mais qu’on n’est pas en position de l’exprimer.