Vivre ses fantasmes

Histoires qui se répètent. Dynamiques qui se reproduisent. Toujours le même début. Toujours la même fin.

C’est plus fort que nous.

On joue un rôle, toujours le même, dans un scénario écrit à l’avance.

Tant qu’on est le prisonnier, inconscient, d’un fantasme.

 

On va parler des fantasmes, qui sont liés à nos complexes.

NB : Entendons ici un “complexe” dans le sens général de :

« quelque chose en moi qui prend les commandes
et me fait réagir toujours de la même façon »

[voir cet article]

— — —

Et entendons “fantasme” dans son sens de :

« une histoire qui se passe en moi, silencieusement,
et qui se manifeste dans ma vie réelle »

(et non dans le sens familier de
« quelque chose que j’aimerais faire mais que je n’ose pas dire»)

— — —

Ainsi entendu, le fantasme serait un cadre inconscient qui conditionne mon existence.
Un cadre qui m’accompagne partout et, en quelque sorte, précède mes actions et ma volonté.

On pourrait donc imaginer le fantasme comme un « espace psychique » dans lequel mon existence se déroule.

Le fantasme est comme

une grille de lecture inconsciente

… qui structure notre expérience.

*

==> Du coup, plutôt que « le fantasme que j’ai en moi », il vaudrait mieux dire :

« le fantasme dans lequel je suis »

Arthur Tress – 7 h400

 

« Fantasme », c’est de la même famille que « fantôme », et ce n’est pas pour rien.

==> On ne peut pas attraper un fantôme, mais on peut « avoir l’impression qu’il est là » (et peut-être même l’impression qu’il « laisse des traces »…).

Et bien pour le fantasme, c’est un peu pareil : il est présent en sourdine, insidieusement, et infiltre notre existence, caché dans les murs de notre personnalité.

C’est généralement à force de voir certaines situations se répéter (souffrance, échecs, litiges, etc.), que l’on commence à se dire

« Tiens, c’est bizarre…
Tout se passe comme si
c’était toujours
la même histoire »

*

Ces événements de la vie constitueraient la façon dont le fantasme se manifeste.

Répétons-le : le fantasme est involontaire, il ne dépend pas directement de notre volonté.
Le fantasme agit malgré nous.

Il est une chaîne inconsciente de comportements et d’attractions.
Une succession de situations, un scénario, qui va se reproduire encore et encore, souvent à notre détriment.

Et comme le fantôme, il nous laissera en paix quand on le regardera en face et qu’on lui demandera « Qui es-tu ? », « Que veux-tu ? ».

Le coup d’État psychique

Le fantasme, c’est le scénario.

Le complexe, ce serait l’équipe de scénaristes. Ce serait le lieu psychique d’où provient le fantasme.

Quand un complexe est « activé », dans les faits ça se traduit par :

  • je n’arrive pas à (ré)agir autrement (= compulsion)
  • je ne peux pas m’empêcher de me sentir comme ça (= impuissance)
  • à chaque fois je me retrouve dans les mêmes situations (= répétition)
  • après-coup, je trouve toujours de bonnes raisons de justifier mon attitude (= rationalisation)

Le complexe agit alors comme une « sous-personnalité », hyper-spécialisée, qui ramène le monde à ce qu’elle connaît déjà.
Qui nous empêche de saisir la nouveauté des situations.
Qui nous grignote la vie et, peu à peu, nous rend tristes et sans élan.

On pourrait dire que le complexe est une sorte de service psychique, au fonctionnement invariable, qui règle toujours tout de la même façon.

Pour vous figurer cela, imaginez que le service public soit composé uniquement de policiers, ou de bibliothécaires, ou d’infirmières.
==> Considérant la grande variété des situations de la vie sociale, dans la majorité des cas, l’approche adoptée par ces agents spécialisés ne va pas être adéquate.

La plupart du temps, la réaction dictée par le complexe est donc inappropriée (et même contre-productive, dans le sens où elle se retourne contre nous et va renforcer ce qu’on voulait éviter).

[Pour un exemple plus détaillé, celui du complexe d’abandon,
voir plus bas]

On peut dire que le complexe entraîne une « perte de mobilité psychique ».
Il va limiter nos options de vie, réduire notre « champ de vision existentiel ».

En nous dissimulant la variété des choix à notre disposition.

= Le complexe nous fait voir le monde par le petit bout de la lorgnette

(Ça se dit encore, ça ?)

Le complexe a un rôle prépondérant dans nos névroses.

*

par Abbas Attar – 01_PAR130797_Comp
photographie de Abbas Attar (1944-2018)

La névrose : le goutte-à-goutte de l’inconscient

Dans les couches inconscientes de notre psychisme (= dans « l’inconscient »), les phénomènes sont comme condensés, hyper-compacts. Tout y est simultané, amalgamé. Non-différencié.
Il n’y a pas d’« avant », pas d’« après », tout est déjà là en même temps.

Le rêve nous donne un précieux échantillon de ces phénomènes bruts, extrêmement denses.

Lorsque cette matière psychique sort du virtuel, lorsqu’elle vient au contact du monde « extérieur », elle se trouve soumise à différentes contraintes.

Notamment la contrainte du temps : dans la réalité, les événements arrivent les uns après les autres, pas « tous en même temps ».
==> Il va y avoir un déroulement.

Du coup, la névrose, quand on la vit, se caractérise souvent par des enchaînements, des successions de situations, qui donnent l’impression de s’accumuler.

On appelle parfois ça « la malchance ».
Ou alors on dit « C’est marrant, ça… ».
Ou alors « C’est abusé ».

Pensons à un ami qui se confie, une copine qui nous raconte ses déboires : leur récit peut sembler compliqué, fastidieux et anarchique.

Si on remplace le détail des événements par des lettres, ça peut donner quelque chose comme ceci :

« Alors, ça va ou quoi ?

— Ben au début, tu vois, c’était “A”.
Et puis tout à coup, je sais pas pourquoi, “G”.

Alors après j’y vais, et là “C”.
Et là, devine quoi ? “F”.

Alors moi je lui dis : « “B” ».
Et lui qu’est-ce qu’il fait ? “E”.

Alors moi, “D”, tu comprends…
Et le lendemain, je rappelle, et tu sais quoi ?

— Euh, j’sais pas. “H” ?

Ben… Oui… Comment tu sais ? »

En adoptant le point de vue de l’Inconscient (ce à quoi un psychanalyste doit être particulièrement exercé), on peut percevoir l’unité et la cohérence de ces situations. Derrière le fouillis apparent, percevoir qu’il s’agit toujours de la même chose, toujours de la même structure.

cube ABCDEFGH

En d’autres termes, quand on a remarqué quelques « coins » du volume (« A »… « C »… « F »), on peut anticiper que — si rien ne change — « H » va arriver.

Parce que ces événements sont des facettes d’une même réalité psychique.

Ce sont des pages apparemment différentes, mais cousues ensemble dans le même scénario.
Dans le même fantasme.

Du point de vue de la réalité psychique, « H » est déjà là, depuis le début…

On est bien peu de chose…

« … et mon amie la rose me l’a dit ce matin. »

C’est un passage délicat lorsqu’on travaille sur sa névrose : se rendre compte que ce qu’on prenait pour des péripéties inouïes était en fait, dans les grandes lignes, prévisible.

Et donc évitable ?

Question difficile…
Ça nous confronte en tout cas à notre part de responsabilité là-dedans.

À l’idée qu’il pourrait y avoir en nous quelque chose qui nous échappe.

Et on n’aime pas ça.
Ça vexe.

*

Pour sortir des répétitions douloureuses, il s’agit d’abord d’identifier le fantasme qui se dessine. De changer d’angle de vue, pour s’extraire un instant du fantasme.

Avec quelqu’un qui tient un miroir, c’est plus facile.

On pourra alors, par petits pas, « se déplacer psychiquement », pour le regarder en face, ce fantasme.
Pour voir un peu ce qui nous fait du bien là-dedans… et ce qui ne nous fait pas du bien.

De là, on pourra envisager de transformer ce scénario.

(= de lui trouver une meilleure forme)

Envisager d’écrire l’histoire différemment, sans pour autant renoncer à ce qui fait notre personnalité.

Ça nous permettra de créer la distance suffisante pour ne plus nous confondre avec notre complexe.
Comme ça, on pourra ensuite s’en défaire tranquillement, sans crainte de disparaître tout entier.

(= n’étant plus sous l’influence du complexe, on pourra sortir des fantasmes qu’il produisait, et qui nous emprisonnaient)

L’intéressant, ce ne sera donc pas forcément de dire « j’ai tel ou tel complexe » mais déjà de reconnaître qu’il y a « un complexe » à l’œuvre dans notre vie.

==> Pour percevoir que, derrière une suite d’évènements apparemment indépendants, il y a parfois une cohérence.
Un schéma qui se répète.

On commencera ainsi à sortir d’un point de vue « de surface ».

NB : reconnaître l’existence d’un complexe, c’est un point de départ.
Surtout pas un point d’arrivée, du genre « moi de toute façon je suis comme ça ».

Ce changement de point de vue, déjà, va contribuer à mettre des choses en mouvement.

De là, on pourra entreprendre par petites touches de défaire ces nœuds qui nous coincent.
Et on pourra passer par le côté qu’on voudra, car la bonne nouvelle, c’est que :

en agissant sur l’un des aspects du complexe, on va agir sur tous les autres en même temps.

Ça, ça fait plaisir.

On en reparlera bientôt.

Parce qu’on est tous las de ce retour au même schéma.

 


 

[retour]

Un exemple de complexe : le complexe d’abandon

On ne peut pas énumérer tous les comportements automatiques dictés par des complexes. On ne peut pas raconter tous les fantasmes personnels générés par des complexes.
Mais on peut citer ici un exemple particulier, lié au « complexe d’abandon » (ou « syndrome d’abandon »).

Typiquement, celui-ci est présent chez nos amis borderline, mais pas seulement.

C’est un cas de figure où on va être alternativement influencé par deux complexes antagonistes et liés entre eux :

    • un complexe qui nous fait rechercher les autres

et

    • un complexe qui nous fait fuir l’intimité

(D’entrée, ça sent l’embrouille, on est d’accord)

  1. ==> Le besoin avide du regard d’un autre.
    Ça peut concerner tout le monde, mais on a vu que cette insécurité affective a un rapport privilégié avec les blessures narcissiques.

Nous avons ainsi vu dans une série d’articles sur les personnes souffrant d’un trouble de la personnalité limite (borderline) que tout se passe comme si il y avait une « fuite » dans leur réserve d’amour-propre : le besoin d’être reconnu et validé n’est jamais satisfait, ou alors très brièvement (NB : ce genre de faille se retrouve aussi hors du trouble borderline).

Dans cette situation, on va être dans une quête effrénée d’approbation, prêt à s’attacher de façon exagérée aux personnes qui semblent pouvoir nous garantir ça.

Ce qui est à l’œuvre alors, on pourrait l’appeler le complexe du « mendiant de l’amour ».

2. ==> La peur d’être à la merci de l’autre.
Mais, quand on a cette blessure, on a aussi souvent le ressenti, intenable, qu’on ne mérite pas l’amour et/ou qu’on ne peut faire confiance à personne. Du coup, dès qu’une relation semble en mesure de nous apporter reconnaissance et affection, on flippe, et on la rejette brutalement (ou bien on la rend impossible, pour que l’autre y mette un terme).

Et ce serait le complexe… du « vase cassé » ?

  1. = Je fais tout pour créer une relation.
  2. = Je fais tout pour échapper à la relation.
    ET AINSI DE SUITE.

==> C’est un complexe qui provoque, typiquement, des histoires de « je t’aime moi non plus », à base de « Va-t-en / Non, reviens / Mais qu’est-ce que tu fais là / Laisse-moi / Pourquoi tu es parti(e) / Tu m’étouffes / T’es où / T’es jamais là quand j’ai besoin / Je t’ai rien demandé / etc. ».

*

On voit comment attraction et répulsion sont dans la réalité psychique présentes simultanément, dès le début, mais vont se manifester successivement dans la réalité physique, « extérieure ».
(Ces deux tendances contradictoires peuvent apparaître très rapprochées sur certaines phases : c’est le moment des injonctions paradoxales, où il faudrait faire une chose et son contraire en même temps…)

Ici, deux complexes « simples » s’articulent dans un complexe plus large (où on provoque ce que l’on craint, en l’occurrence la séparation).

*

Ronald Fairbairn* parlait d’un « Moi libidinal » (celui qui s’attache) et d’un « Moi anti-libidinal » (celui qui attaque), les deux prenant alternativement le contrôle de la personne et provoquant des réactions systématiques.

… Tout cela se faisant au détriment du « Moi central », celui qui serait censé intégrer la complexité et l’ambivalence des relations.

* (Ronald Fairbairn était un « dissident » de la psychanalyse, initiateur des théories de la relation d’objet, qui se sont particulièrement développées en Grande-Bretagne et aux États-Unis)

*

En effet, contrairement à ce qu’évoque son nom, le complexe… ne supporte pas la complexité !

==> Il réduit la réalité à quelques traits, toujours les mêmes. Alors que la vie peut être pleine de nouveauté, de jamais-vu, le complexe dessine un fantasme délimité, répétitif et délétère.

Dans le cas du complexe d’abandon, on pourrait dire que le fantasme qui se joue est celui de l’enfant seul.

*

NOTE PRATIQUE : Le syndrome d’abandon est très difficile à défaire sans une aide thérapeutique ==> celle-ci permet de se confronter en toute sécurité à nos émotions, nos réactions. Aux histoires qu’on se raconte silencieusement et qui nous conditionnent.

(Du genre : « de toute façon, si je fais ci, il va faire ça… »,
« Si je dis ça, elle va penser que…
», etc.)
.

Une aide thérapeutique allège un peu la responsabilité des proches, ce qui évite qu’on s’épuise et qu’on se décourage.
L’amour c’est magnifique, et ça peut beaucoup de choses.
Prenons-en soin : ne lui en demandons pas trop.

*


 

Sur la page d’accueil du blog, et dans le corps du texte, cet article est illustré par deux photographies de Arthur Tress (série Shadow, 1975).

 

 

 

 

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