Seul au monde. Perdu dans le monde. Détruisant le monde.
Loin dans le temps, loin dans le psychisme, nous avons été l’enfant seul, débordé d’effroi.
Ça reste toujours là en nous, parfois très près de la surface, comme dans le trouble de la personnalité limite.
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Comprendre les personnes qui sont atteintes d’un trouble de la personnalité limite, comprendre leur ressenti et leurs réactions, c’est avant tout une question d’humanité et de solidarité.
C’est aussi une façon d’envisager comment nous pouvons être, tous autant que nous sommes, influencés par les couches profondes du psychisme.
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Processus archaïques. Sensations des premiers temps. Liées au vide absolu. Au dénuement total. À la catastrophe. À une agressivité qui nous dépasse. À la solitude radicale.
Processus communs à tous les humains, vécus lointains, le plus souvent recouverts par des couches du psychisme plus récentes, plus raffinées. Mais toujours là, prêts à se réactiver, comme le volcan en sommeil.
Chez la personne qui souffre d’un trouble de la personnalité limite, ces processus restent puissants et juste sous la surface. Il n’y a à l’intérieur rien pour les canaliser. Ils peuvent déborder à tout moment, et répandre la confusion.
Tout se passe alors comme si la personne manquait de contours et ne savait pas où se trouvent ses propres limites. Certains borderline témoignent de cela en disant qu’il leur manque une peau protectrice.
Cette image d’écorchés vifs est tout à fait parlante. Elle évoque une blessure ouverte, qui va chercher loin ses racines.
Dans le monde, réel ou fantasmé, de la petite enfance.
Dans celui des intuitions profondes, et de l’empathie douloureuse.
Dans la source intarissable des choses qui ne se disent pas, lieu de la grande vulnérabilité, et d’une précieuse sensibilité.
Une très ancienne détresse
Quand on est borderline, c’est à chaque fois une véritable odyssée de traverser les moments d’anxiété ou de déprime. Une détresse très ancienne, très vaste s’impose alors, comme venant de l’aube de l’existence, du tréfonds de l’âme.
Sigmund Freud, évoquant la situation d’extrême dépendance où se trouve le nouveau-né, le très jeune enfant (NB : « in-fans » = qui ne parle pas), utilisait le terme Hilflosigkeit. C’est l’état où l’on est hilflos, littéralement sans aide : sans défense, désarmé, impuissant.
Un ressenti courant pour le petit d’homme, longtemps contrarié par le sous-développement de ses moyens physiques et tributaire du soin qu’on voudra bien lui apporter.
Idéalement, cette sensation ne perdure pas : à court terme, une personne secourable intervient pour répondre au besoin de l’enfant.
Le besoin, voilà un terme à la fois hyper-courant et très ancien, qui porte ensemble les notions de passivité et de nécessité.
À moyen et long terme, l’enfant apprend que cette détresse ne va pas toujours durer.
Que cette horrible sensation dans le ventre, que l’on ne sait pas encore appeler faim, va bientôt disparaître.
Que si maman s’en va, ensuite elle reviendra.
Que ce vilain mal de dent va finir par passer.
Qu’il va y avoir autre chose après le déplaisir.
Cela suppose de s’approprier le temps, l’imagination. Cela s’acquiert petit à petit, minute par minute. Par l’expérience, jour après jour. Une forme de maîtrise sur ce qui nous arrive, au moins dans la façon dont on le vit.
Besoin d’éléments extérieurs pour survivre : on développe peu à peu les moyens concrets, physiques, de se les procurer (ex. : grimper dans l’arbre, ouvrir le frigo…) et on élabore les stratégies pour s’en rapprocher.
En ce qui concerne la sensation interne du manque, c’est le développement du psychisme qui va permettre de la gérer : c’est parce que l’objet dont on a besoin manque sans qu’on puisse le faire apparaître que l’on commence à se le représenter, à se le figurer, à le faire advenir dans la réalité psychique.
On diffère la satisfaction. On rend possible l’attente.
Ce processus, qui va s’articuler autour de la représentation, est à la base de la conscience, du langage, de l’humanisation… et de la psychanalyse, qui est née autour de l’étude de ce phénomène. (1)
Développer la perception du temps. Imaginer après. Se souvenir, puis anticiper. Percevoir que l’absence, c’est différent du néant. Etc.
C’est une étape délicate et incontournable du développement, pour laquelle le support d’un autre est indispensable.
Le petit humain n’a pas uniquement des besoins physiques. Il a des besoins psychiques et relationnels qui, s’ils ne sont pas satisfaits, peuvent également entraîner sa mort (comme l’ont mis en lumière dans l’après-guerre les travaux de René Spitz sur les enfants trop tôt séparés de leur mère).
Idéalement, et généralement, quelqu’un est là pour accompagner l’enfant dans cette aventure. Ça commence par lui dire « Oui, tu as eu peur » ou « Oh, ça c’est une dent qui pousse ». Reconnaître et expliquer ce qui lui arrive. Cela permet à l’enfant d’intégrer, en sécurité, les expériences de la vie. (2)
NB : la confrontation au manque est inévitable et même souhaitable. C’est la façon dont elle va être vécue qui fait la différence.
Pour en venir à nos ami(e)s borderline, tout se passe comme si régulièrement ils vivaient des états de détresse profonde, vertigineuse, semblables à ceux que traverse le jeune enfant. Perdus dans un « maintenant » sans « après ».
Et ce ressenti s’alimente de façon circulaire : les états vécus dans le présent peuvent trouver leur origine dans des situations anciennes…
… Tout comme ils peuvent eux-mêmes susciter des images mentales qui seront perçues comme des souvenirs. Rétrospectivement.
La réalité psychique se fiche bien du « vrai » et du « faux ».
C’est toute la complexité, la profondeur et la puissance des images psychiques (thématiques du fantasme, du traumatisme, de l’après-coup…), où les frontières entre réalité et imaginaire s’effacent, et où l’un agit sur l’autre.
Bref ce champ étrange et paradoxal que la psychanalyse se propose d’explorer et qui génère, après plus d’un siècle, encore beaucoup de malentendus et d’incompréhension.
« Regarde-moi, écoute-moi »
Si l’on devait se figurer cela : dans le trouble de la personnalité limite, tout se passe comme si, à un moment donné, de façon intense ou répétée, l’enfant s’était retrouvé
seul face à une émotion qui le submerge
… sans contenant, sans soutien pour symboliser, verbaliser. Inondé par ses sensations.
Cela peut se représenter typiquement comme un cadre familial d’où le négatif est exclu, et où les émotions de l’enfant seraient niées. Où l’on ne valide pas ses ressentis, et où on ne lui explique pas les douleurs qu’il éprouve. (3)
Un cadre où l’enfant ne peut pas être enfant, et où il doit rapidement se débrouiller, assurer, livré à lui-même dans des situations à forte teneur émotionnelle.
Il échafaude des stratagèmes pour s’en sortir, avance, sans se retourner, il n’en a pas le temps. Mais on ne l’a pas aidé à construire une base solide. Régulièrement, son bricolage s’effondre, et il passe à travers le plancher…
« Assurer » : par exemple pour correspondre à un idéal qu’on a placé sur ses épaules, généralement sans que cela soit explicitement formulé.
Enfant « prodige » ou enfant sur-responsabilisé, traité comme un petit adulte, privé d’insouciance.
Ce sont des cas de figure qui se rencontrent couramment chez les adultes borderline. (4)
Si on considère les fantasmes – c’est-à-dire la façon dont la réalité se dessine inconsciemment – ce serait là des situations où
- la figure du père est distante, effacée, conciliante,
- et où l’enfant se retrouve comme en face-à-face avec la mère.
Une figure de la mère vécue comme toute-puissante et pas forcément très douée pour simplement aimer et entendre son enfant.
L’enfant vivrait alors dans l’enjeu permanent, écrasant, d’obtenir de sa mère ce dont il a besoin, sans bien comprendre comment ça marche, quelle influence il a sur les choses.
C’est-à-dire sans bien savoir ce qui dépend de lui et ce qui lui arrive de façon arbitraire, du fait de cette figure omniprésente, omnipotente, mais pas vraiment compatissante.
Stressé par l’exigence de bien faire sans savoir ce qu’il doit faire, l’enfant ne s’éloigne jamais vraiment d’un fonctionnement en mode « survie », où l’angoisse reste brute (nous avons évoqué cela ici) et où, en profondeur, la règle du jeu ressemblerait à
Le ressenti qui accompagne les inévitables échecs est celui de la honte, confuse et paralysante.
À distinguer de la culpabilité, qui dépend d’autres mécanismes, plus élaborés (5), et qui se situerait dans une dynamique plus ouverte, davantage orientée vers l’évolution.
(Pour employer quelques termes métapsychologiques : la honte dépendrait du rapport à l’Idéal du Moi, la culpabilité, du rapport au Surmoi)
Ce manque de reconnaissance, d’un regard bienveillant, d’un amour inconditionnel, semble déterminer une large partie de l’existence de l’adulte souffrant d’un trouble de la personnalité limite.
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Il est important de noter ceci :
ces dynamiques se mettent en place pas forcément parce que les parents ont été défaillants, mais parce que quelque chose de l’ordre de la confiance qu’on peut leur accorder s’est brisé, pour des raisons parfois obscures, liées à un concours de circonstances psychiques.
= La psychanalyse n’est pas là pour « accuser les parents », comme certaines polémiques vivaces tendent à le dire.
La psychanalyse travaille avec la réalité psychique, constituée d’images qui s’appuient certes sur celle des personnes réelles, mais qui vivent leur vie propre.
Ainsi, en toute rigueur, il ne faudrait jamais parler du père ou de la mère, mais de l’image du père ou l’image de la mère.
Ajoutons que, sur ce genre de problématique, le genre réel des parents importe peu.
Petit Godzilla
Tout cela se joue à des niveaux mentaux où les impressions sont exacerbées et où une chose se renverse facilement dans son contraire (NB : « dans son contraire », pas dans n’importe quoi).
L’enfant alterne entre :
-
- un ressenti de détresse absolue
et - un ressenti de toute-puissance, où il se sent à l’origine de tout ce qui arrive, le bon comme le mauvais.
- un ressenti de détresse absolue
N’étant pas contenu et accompagné pour gérer ce qui le traverse,
l’enfant vit son agressivité de façon catastrophique
Il ne réussit jamais vraiment à comprendre ce qui dépend de lui ou pas (il n’en arrive en fait jamais à pouvoir se formuler une telle question).
Et quand quelque chose de déplaisant se produit, il est amené à s’en croire la cause.
Comme un retour de cela, il reprendra son agressivité sur lui-même, à de très hauts niveaux, et passera de la sensation d’avoir tout cassé à la sensation de voler en éclats.
Nous sommes là en train d’évoquer de que l’on appelle typiquement des vécus archaïques, difficiles à concevoir, car cela suppose de mettre de côté tout ce que nous avons appris et développé au fil du temps (la distinction entre soi-même et le monde, entre imaginaire et réalité, la causalité linéaire, l’écoulement du temps, la proportionnalité des effets, etc.).
Là, on est avant ça, dans un temps de grande indifférenciation, supposément le monde perçu par un nourrisson.
De nombreux auteurs, notamment anglo-saxons, ont exploré ces aspects du psychisme. Je cite ici, dans l’ordre chronologique, Karl Abraham, Melanie Klein et Donald W. Winnicott, auteurs de référence sur ces sujets.
Comme quasiment toujours en psychanalyse, leurs théories relèvent de la reconstruction, de la fiction. Si l’on accepte que le mode « tout se passe comme si » est une bonne façon d’aborder les strates inconscientes du psychisme, on pourra constater que ces grilles de lecture fonctionnent plutôt bien.
Pour expliquer ce qui se passe, et pour aider des personnes en souffrance à dénouer des blocages profonds.
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Bon, ben aujourd’hui c’était sport. C’était bien costaud. On est parti loin…
On a posé des bases. Ça nous resservira.
Pour l’instant, on va digérer ça.
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Je vous propose un petit son pour la route (avec les lyrics et tout).
À une prochaine.
D’ici là, portez-vous bien, et ne vous en faites pas trop.
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(1) voir les articles de S. Freud « Pulsion et destin des pulsions » et « Le refoulement », dans le recueil Métapsychologie.
(2) En la matière, Françoise Dolto, sorte de Mozart de la petite enfance, est une référence incontournable en langue française. Notamment ses Séminaires de psychanalyses d’enfants, recueils de cas concrets brillamment et simplement expliqués (trois volumes édités en format poche).
NB : il convient de distinguer F. Dolto et une certaine idée de « Dolto » provenant d’une vulgarisation abusive de ses propositions et relevant désormais du lieu commun.
Pour sortir des projections, allez la lire, faites-vous votre idée, et ne perdez pas de vue l’époque et le contexte où elle écrivait.
(3) « Je ne veux pas entendre ces vilaines choses. »
« Mais qu’est-ce que c’est, de dire des horreurs pareilles !?
Tu me rends très malheureuse ! »
« Ici, on est du pur amour. »
Avec une superbe façade, bien entendu.
Et de très belles photos.
(4) L’abus relève bien évidemment de cette thématique, à des niveaux extrêmes : l’enfant placé brutalement dans une situation réservée aux adultes. Dans tous les cas, l’image parentale se retrouve endommagée par ce vécu, même lorsque le parent est absent de la scène. La sidération de l’enfant s’accompagnera du terrible questionnement : pourquoi m’avez-vous laissé tout seul ?
(5) Mécanismes dont le déclenchement est supposé plus tardif, et que l’on désigne comme complexe d’Œdipe. Ils concernent, en première approximation, les solutions que l’enfant élabore pour se situer par rapport au couple des parents, dont il est exclu. Il lui faudra inventer autre chose au lieu de « se marier avec Maman/Papa ».
Passage obligé et civilisateur, selon la plus fondamentale théorie freudienne. Grande étape sur le chemin de la symbolisation.