À fleur de peau

Souffrir d’un trouble de la personnalité limite, c’est devoir inventer au quotidien des stratégies pour se protéger.

Des stratégies souvent liées à la question de l’identité.

Des stratégies de « survie émotionnelle », qui créent parfois plus de problèmes qu’elles n’en résolvent…

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Comprendre les personnes qui sont atteintes d’un trouble de la personnalité limite, comprendre leur ressenti et leurs réactions, c’est avant tout une question d’humanité et de solidarité.

C’est aussi une façon d’envisager comment nous pouvons être, tous autant que nous sommes, influencés par les couches profondes du psychisme.

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« Ce n’est pas un sentiment de vide lié à une forme d’absurdité de la vie, c’est une force vitale entravée par un néant abyssal, interne. C’est un gouffre qu’il faut remplir.

Ce n’est pas un ennui.

C’est l’impression qu’il y a quelque part une espèce de faille, de trou béant, qui doit être comblé par quelque chose que l’on ignore. Et quand on trouve le moyen de remplir ce vide, ça va, on parvient à fonctionner.

Mais il y a des jours où on ne trouve pas. »

Ces mots, tirés du livre Être borderline, écrit conjointement par Catherine Danemark et Michel Kummer, résument le ressenti quotidien de la plupart des personnes souffrant de TPL.
==> Pour traverser une journée de plus, il s’agit de trouver le moyen, l’expédient, pour jeter un pont par-dessus l’abîme.

Notons bien l’idée, formulée dans cet extrait, de devoir remplir. Elle suppose bien sûr que l’on trouve une matière pour combler le vide.

Mais elle suppose aussi — et c’est là que ça se joue — qu’il y ait un contenant pour recueillir cette matière, faute de quoi elle s’écoulera, se perdra, au fur et à mesure qu’on la verse.

Ça rappelle un peu les histoires de baignoire qui fuit, au CM2 ? Il y a de ça. En langage plus technique, on parle de blessure narcissique.
==> Une blessure, portant sur l’image de soi, qui n’arriverait pas à cicatriser.

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« Notre besoin de consolation est impossible à rassasier »

… écrivait le journaliste Stig Dagerman.

Derrière ce titre magnifique, on a l’impression que réside la formule du borderline.

On remarquera la métaphore de la faim, qui rejoint ce qu’on disait ici du vécu du nourrisson.

==> Comme s’il y avait en soi un monstre vorace qu’il faut nourrir sans cesse, de peur qu’il ne nous dévore. Les personnes qui souffrent d’un trouble de la personnalité limite sont expertes en cette tâche herculéenne. (1)

« Qu’est-ce que je fous là ? »

Pour mettre quelque chose à la place du vide, il faut donc déjà un contenant. Le contenant de nous-mêmes, concrètement et symboliquement, c’est notre peau. Des « écorchés vifs », c’est une façon courante de désigner les borderline. Et il se trouve que la peau, c’est une métaphore évidente de l’identité.

Parallèle utilisé de la façon la plus grossière et néfaste dans les conceptions de l’identité fondées sur la « race »…

On s’accorde généralement pour dire que l’identité d’une personne, c’est ce qui en elle ne change pas à travers le temps, ce qui fait qu’elle demeure égale à elle-même. Un trait distinctif et permanent. Historiquement, fonder son identité sur celle de ses parents était logique : on est l’enfant de tel couple, et cela, ça ne changera pas.

Si on vous a déjà posé la question « Tu es le petit de chez qui ? », vous voyez très bien de quoi on parle…

Comme on a pu le décrire dans L’enfant seul, il arrive parfois que l’enfant ne se sente pas le bienvenu, qu’il se demande en quelque sorte « Qu’est-ce que je fous là ? ».
Qu’il ne se sente pas accueilli et reconnu pour ce qu’il est.
Qu’il ne s’inscrive pas dans quelque chose, dans un contexte qui l’entoure.

Dans ces conditions, niveau identité, ça part mal…

On est dans le bon vieux syndrome du « vilain petit canard ».

Typiquement, les borderline construisent sur cette base fantasmatique (= relevant à la fois de l’imaginaire et de la réalité).

En partant de ce manque de contours,

on va s’inventer un contenant, une définition

Et les moyens que les borderline emploient pour s’assurer une identité sont variés (on verra par exemple que l’identité pourra se trouver en se fondant dans un groupe).

Aujourd’hui, nous évoquons quelques stratégies que ces personnes en fonctionnement limite mettent en œuvre pour se forger – de façon parfois très littérale – leur propre « peau ».

Se fabriquer soi-même

On pourrait hasarder que le borderline n’est pas mal dans sa peau, car pour être mal dans sa peau, il lui faudrait d’abord avoir une peau… Ce serait un peu exagéré, mais force est de constater qu’il est souvent concrètement aux prises avec son épiderme, sa peau au sens premier, comme pour s’assurer qu’elle est là, et définir ses propres contours.

Les façons de faire sont diverses, et varient de l’ornement à l’auto-agressivité (évoquée ici).
Scarifications et atteintes corporelles, évidemment — avec quelques effets physiologiques dont témoignent les premiers concernés. (2)

Et puis ce que j’appellerais les « déclinaisons atténuées » de cela, qui seraient aussi des façons de modifier ce corps qui nous a été donné et dont on se dit, quelque part, qu’il pourrait ne pas être le bon, puisqu’on ne s’y sent pas bien.

==> Le borderline pourra ainsi s’approprier certaines pratiques, pour s’appuyer dessus. Les suivantes s’y prêtent bien :

… contrôle strict de l’alimentation, sport à outrance (il y a là des ponts avec quelque chose que l’on pourrait appeler l’obsession) ;
… tatouage, piercing (rapport avec la tendance au « passage à l’acte ». Et si cela se répète encore et encore, rapport avec la compulsion) ;
… tabac, cannabis, alcool et autres drogues (dans la mesure où leur consommation régulière contribue à terme à changer le physique de la personne, à provoquer des « modifications corporelles »). (3)

(NB : liste indicative et non-exhaustive)

Outre leur lien concret avec la peau, la plupart de ces comportements amènent aussi une part de rituel, qui fournit un cadre de plus, par les gestes, les actions.
Un cadre externe à ce qui « monte en soi », à défaut d’un cadre interne, autonome. Ils peuvent ainsi être investis, adoptés par les borderline pour soutenir leur quête identitaire.

« Hé ! T’as dit que si on est tatoué c’est qu’on a un problème.

— Non.

Si tu l’as dit. Et si on fume aussi.

— Non, je n’ai pas dit ça.

Ouais c’est ça, ouais… »

Parmi les critères du DSM, nous sommes ici en plein dans le troisième, explicitement lié à l’identité, à l’image de soi.

==> Y est citée comme exemple l’identité sexuelle changeante. Si l’on met cela en rapport avec ce qui précède et avec ce qu’on a dit des « vécus archaïques » (= relevant du temps de l’indétermination), on peut percevoir comment l’orientation sexuelle – ou le genre – peut être plastique, au sens de malléable, pour une partie des borderline.

« Hé ! Tu as dit qu’être bisexuel c’est pathologique !

— Non.

Transgenre alors.

Non plus.

Facho. »

Confiance en… quoi ?

Tout cela peut s’aborder, en termes courants, sous le thème du manque de confiance en soi.
Où « je ne suis pas sûr de moi » pourrait s’entendre comme

« je ne suis pas sûr de savoir ce que c’est que… ‘‘moi” »

Une intranquillité qui se cache souvent, de façon éclatante, derrière l’affichage d’une grande assurance, d’une grande maîtrise (ce qui sera plutôt perçu comme une arrogance, comme un snobisme, par ceux qui sont moins proches du borderline).

Et cela aura pour effet de les tenir à distance (du genre “ça donne pas envie”).
Bénéfice secondaire pour la personne ==> éloigner l’altérité, et continuer à évoluer dans un cercle de  « complices », qui ne la confrontent pas à ses zones sensibles
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Cette façade de maîtrise, d’aisance, passera de préférence par le corps, ou par les mains, ou par l’habillement, ou par la fréquentation de certains lieux …

Avec une matière, un objet, des situations, où l’on va se projeter soi-même.

Mais ça, c’est la façade.

Quant à la vie réflexive, aussi bien « mentale » que « émotionnelle », elle sera en revanche fondamentalement confuse

(= le « retour sur soi » sera très difficile. Souvent bref et sans suite)

Même si en apparence la personne borderline pourra se montrer très affirmative, très catégorique (en mode « Je sais ce que je pense / Je sais ce que j’aime / On ne me la fait pas à moi »), elle a souvent le plus grand mal à rendre compte à soi-même de ce qu’elle vit.

= Du mal à faire quelque chose
de ce qui lui arrive


==> cf. « l’absence de contenant » :

ça va s’écouler, et recommencer à l’identique,
comme si elle n’en avait rien appris.

La personne en fonctionnement limite pourra ainsi évoluer dans une position paradoxale où l’agitation (émotionnelle, mentale) va rencontrer la passivité (= le fait de « subir », d’être « dépassée »).

= Des « idées », il y en aura, bien sûr. Mais souvent dégradéesimpersonnelles, et basées sur un plus petit dénominateur commun.

(une bonne vieille idéologie de groupe, pas trop complexe, ça fait généralement très bien l’affaire…)

« L’idée », dans le quotidien borderline, elle apparaîtra plutôt après-coup, comme une justification, une rationalisation de ce qu’on a fait.

(parce qu’en vrai on est plutôt dans l’impulsivité)

Et on aura l’impression que cette idée est figée, toute prête
Que la personne est en train de réciter.

… L’interlocuteur qui se hasarderait à relativiser, à nuancer, à élargir ou préciser le propos, risque bien de générer un étrange malaise chez la personne en fonctionnement limite (… et il verra peut-être passer sur son visage, dans son regard, comme une inquiétude sourde. Comme un voile, comme l’ombre d’un nuage… Comme une étincelle de frayeur).

==> Quand on est en fonctionnement limite, on a parfois besoin de rester dans le clivage, dans une grille de lecture binaire, claire et nette. Tranchée.
C’est encadrantcontenant. Enveloppant. On se “cale” sur une opinion, et ça nous donne une “casquette”, une “étiquette”, un “habit”.
Ça sert de “tuteur” à notre identité.

(ex. : même si on se fout en rage, on croit savoir pourquoi on monte dans les tours. On peut dire « C’est parce que [ça], tu comprends. C’est mon opinion, et pis voilà. »)

Du coup, si face à soi la pensée se fait souple, évolutive, et donc imprévisible, ça peut vite être la panique…
Parce qu’en sortant de ces repères, la personne borderline aurait trop peur de se perdre.

À l’arrivée, quand on est en interaction avec une personne borderline, il est possible qu’on ressente un mélange étonnant de flou et de rigidité… D’obstination et d’incohérence… De transparence et de confusion
D’affirmation, en surface, et d’interrogation, en profondeur.

« Hé, dis donc ! T’as dit que les “manuels” c’est des borderline.

— Non.

Nazi. »

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Toujours en lien avec le manque de limites, de contours, d’assise :

==> On pourra également percevoir, chez certaines personnes souffrant de TPL, une réactivité particulière à tout ce qui concerne l’envahissement, l’intrusion.

Cela se traduit parfois par une inquiétude aigüe et confuse dès qu’il est question d’entrer chez elles (ou sur leur lieu de travail) ou d’y toucher quelque chose.

==> Voilà qui peut s’envisager en termes de projection (le logis comme projection de soi-même, c’est un phénomène courant, qui se manifeste beaucoup dans les rêves).

La crainte de ce qui entre, de ce qui blesse. Par un effet de généralisation.

« Vulnérable », voilà un terme qui trouve à s’employer ici : il vient de « vulnus », qui se traduit par blessure, lésion, plaie

Bref, les incertitudes quant à ses propres limites, quant au risque d’être rempli de vide, se déclinent de nombreuses façons.

Et en dernier lieu, beaucoup, beaucoup de choses se jouent pour les borderline dans la sphère des relations.

Nous verrons comment être en fonctionnement limite, c’est être en permanence sur un fil tendu par la peur de l’abandon.
Un chemin impossible où il s’agit d’avancer en faisant en sorte de ne pas être seul, tout en ne se mettant pas en situation d’être abandonné

« Je ne peux pas rester seul(e)…

… mais quand je suis avec quelqu’un,

… j’ai peur d’être abandonné(e) »

==> Peut-être sentez-vous poindre l’injonction paradoxale, la double contrainte impossible et qui rend fou (comme nous l’avons abordée ici).

Il y a de cela et, par petits pas, nous dénouons la logique des borderline. Nous constatons qu’ils sont compréhensibles.

 

Et qu’ils sont bien courageux.

 

À bientôt.

 


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(1) Et l’on perçoit déjà comment les grands mythes font écho aux vécus archaïques, aux couches profondes du psychisme. Des noms : Sisyphe, le Léviathan, Charybde, le Cyclope… Dévoration, enfermement, éternel recommencement de la souffrance, dragon qui entoure le monde…

(2) Il semblerait que le recours aux auto-mutilations puisse s’expliquer aussi chez certaines personnes du fait de la libération d’endorphines qui se produit quand on est blessé et qui contribue paradoxalement à une sensation de soulagement momentané… (avec en sus l’effet « « Au moins comme ça, je sais pourquoi j’ai mal »).

Est-il besoin de souligner que, passé ce tout premier temps, ces comportements ont des conséquences graves voire fatales ?

===> Déconseillé. Ok ?

(3) Quant au fait que ces produits sont employés pour gérer le vide de façon immédiate — notamment parce qu’ils donnent l’impression de remplir et d’envelopper tout à la fois —, c’est une considération importante, que nous aurons peut-être l’occasion de développer une autre fois, autour de la thématique de l’addiction.

Effets secondaires de merde. Mortels.

Déconseillé aussi.

 

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