Après avoir évoqué certaines « stratégies » que les borderline emploient pour survivre au quotidien (autour du thème de la « peau »), continuons à explorer leur lutte pour s’assurer d’une identité.
En nous intéressant à leurs relations sociales, complexes et hantées par le spectre de l’abandon…
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Comprendre les personnes qui sont atteintes d’un trouble de la personnalité limite, comprendre leur ressenti et leurs réactions, c’est avant tout une question d’humanité et de solidarité.
C’est aussi une façon d’envisager comment nous pouvons être, tous autant que nous sommes, influencés par les couches profondes du psychisme.
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Un système clos sur lui-même tend forcément vers l’entropie (1).
= Sans échanges avec l’extérieur, il dépérit et s’effondre : il faut bien s’ouvrir un minimum. Déjà, pour se nourrir.
Mais comment s’aventurer hors de soi-même sans être pour autant exposé à trop d’ouverture ?
==> En s’inscrivant dans un groupe, par exemple.
La personne en fonctionnement limite est généralement en difficulté chronique avec ses propres contours.
Et on peut souvent constater qu’elle s’est calée sur l’une des deux options suivantes :
- se réfugier dans l’isolement ;
- avoir un vaste réseau de camaraderie.
L’un n’empêchant pas l’autre : le virtuel est parfait pour concilier les deux. Avec des relations distantes.
Concernant l’isolement, de fait, je trouve ici peu de choses à en dire : c’est qu’il génère moins d’évènements visibles (je vous renvoie toutefois vers l’article Traverser, qui peut donner un aperçu de ce qui se passe à l’intérieur de la personne borderline repliée sur elle-même).
Par ailleurs, je vous propose de lire ce qui suit en considérant que les personnes en fonctionnement limite demeurent isolées même quand elles sont en compagnie…
Effrayante intimité, impossible altérité
J’ai dit camaraderie, et non pas amitié, pour décrire un système de relations souvent nombreuses, autour d’un centre d’intérêt commun, d’un style de groupe.
On se retrouve autour de quelque chose que l’on fait (ou que l’on porte, ou que l’on collectionne, etc.). On partage une même activité (en étant réunis physiquement ou bien chacun de son côté).
L’impression que la personne se donne un genre n’est jamais loin.
Quelque chose de l’adolescence ?
Oui.
Cela permet d’entrer en relation mais avec une médiation, une distance.
Les « réseaux sociaux » sont ici un terrain privilégié 😍 Formidable sparadrap sur la blessure narcissique 💔 Où l’on peut « aimer » et « partager » sans trop se décentrer… 💟
♥ ♥ ♥ ♥ ♥ ♥ (servez-vous, c’est cadeau)
Plus généralement, quand on souffre d’un trouble de la personnalité limite, on est un client parfait pour toutes sortes d’étiquettes.
Si on est sujet à cette attraction…
On va se définir par des identités de groupe
toutes prêtes, déjà existantes.
… Sans se définir par soi-même.
==> On va s’inscrire dans une généralisation. S’identifier à une catégorie (par métonymie).
Les réseaux sociaux, justement, sont très cruels pour ça…
==> Les profils constitués par une somme d’étiquettes (« je suis ça / ça / ça ») sonnent parfois comme des indices quant à la structure d’une personnalité… (une personnalité fondamentalement morcelée, pour le coup…)
♥ (allez, un petit dernier pour la route)
…
Le fin mot de ces stratégies de distance et de généralisation, leur but inconscient, revient souvent à
==> ⚠ éviter l’intimité ⚠<==
… à tout prix, par tous les moyens nécessaires.
Car l’intimité, c’est l’une des plus grandes impossibilités du borderline. L’intimité entendue comme qualité d’une relation, d’un échange.
==> Cette situation délicate où l’on demeure soi-même tout en étant ouvert et perméable à l’autre, et où l’on crée un espace tiers, original, inédit, qui à la fois émerge des individus et les dépasse, « c’est juste pas possible » pour lui.
Pour s’ouvrir à l’intimité, il faudrait qu’il y ait quelque chose à ouvrir, une « porte ».
Or – on a évoqué cela déjà – la personne souffrant d’un trouble de la personnalité limite est comme ouverte aux quatre vents. Elle ne peut pas se remettre à l’intimité, car elle est comme friable, ou poreuse, trop peu assurée qu’elle se retrouvera ensuite.
Extrêmement ouvert, trop perméable, donc empêché à l’intimité, c’est un des paradoxes apparents du borderline.
(comment être en couple sans avoir d’intimité : on en parle ici)
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Le manque de « bordure » se ressent aussi dans l’autre direction :
le borderline a le plus grand mal
à entrer en contact avec sa propre intériorité
Il n’a souvent pas l’assise pour ça.
== > Il lui est compliqué d’accéder à cette forme de familiarité curieuse et assurée avec soi-même. (genre comme ça)
Celle qui rend la solitude tolérable et profitable.
Celle qui permet ensuite une vraie ouverture vers l’autre.
Cette capacité à passer naturellement, avec souplesse, de l’intérieur à l’extérieur, et de l’extérieur à l’intérieur.
(une capacité qui serait peut-être l’indice d’un psychisme en forme…)
En résumé, on pourrait dire qu’il y a un petit problème avec l’altérité :
==> Altérité du dehors (« l’autre face à nous »)
==> Altérité du dedans (« l’inconnu en nous-mêmes »)
Si le borderline n’est pas à l’aise avec son intimité à lui, avec les aspects les plus précieux et délicats de sa propre personne, on comprendra qu’il éprouve des difficultés avec une intimité impliquant en plus une autre personne…
[pas d’intimité avec soi-même
= pas d’intimité avec l’autre]
NB : la promiscuité physique ne signifie pas automatiquement l’intimité.
(= On peut être tout nus et faire des trucs, ce n’est pas pour autant qu’on est dans l’intime)
==> Dans la sphère sexuelle, la difficulté avec l’intimité est parfois contournée par des conduites se voulant « libérées » et « gérées », souvent activement affichées, revendiquées.
… Le rôle de ces conduites est alors d’évincer la question de l’intimité profonde, en restant dans l’acte, l’« étiquetable ».
L’individu se définit alors par ce qu’il fait, non ce qu’il est, contournant ainsi la douloureuse question de sa singularité, de son identité propre.
Les souliers de verre, ou le syndrome de Cendrillon
Beaucoup de personnes sujettes à un mode de fonctionnement limite témoignent, dans leurs moments de calme, du fait qu’elles prennent toujours les choses au premier degré et qu’elles ont du mal à prendre du recul.
Elles sont hyper-susceptibles.
Par rapport à cette vulnérabilité, elles construisent parfois des stratégies de « survie sociale », telle par exemple une propension à recourir de façon étrangement systématique au second degré (compensant ainsi de façon forcée leur réelle susceptibilité).
Mais cela recouvre au fond une méfiance exacerbée, une tendance à être toujours sur la défensive, une impossibilité à faire confiance…
Impossibilité à faire confiance qui, lorsqu’elle est surmontée, verse dans son contraire : se remettre entièrement au bon vouloir de quelqu’un, en situation de dépendance.
==> Meilleur moyen d’être déçu et de confirmer que, vraiment, il ne faut faire confiance à personne…
La boucle se boucle, encore une fois.
Même quand il semble que « tout se passe bien », la personne en fonctionnement limite n’est pas tout à fait sereine. Une petite voix au fond d’elle-même lui souffle : « C’est parce qu’ils ne savent pas combien tu es nulle en réalité… Quand ils vont le découvrir, ils te laisseront seule. » (2)
Comme une sorte de mauvaise fée sortie d’un conte, comme un petit démon de dessin animé ? Oui, tout à fait comme ça.
Et quelque part, cela nourrit l’idée que « cet entourage doit vraiment être nul pour accepter quelqu’un de nul comme moi. Et je suis vraiment nul de traîner avec des gens aussi nuls, etc. ».
Bref, ça tourne en rond (voir l’encadré en fin d’article).
Malgré ces impossibilités, les personnes souffrant de TPL sont dans une quête permanente de validation extérieure. Même si ce n’est jamais satisfaisant, même s’il y a toujours au fond quelque chose qui ne s’en contente pas. (3)
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Quand on est borderline, “tout se passe comme si”, par le passé, on n’avait pas été regardé, considéré pour soi, entièrement. Comme si notre personnalité n’avait pas été acceptée dans sa singularité…
NB : le psychisme archaïque va aussi figurer ça concrètement.
==> on pourra ainsi avoir un rapport difficile à son propre corps, qu’on ne ressentira pas « entier », pas « intègre », mais comme fait de « petits bouts » relativement indépendants… Comme si on n’avait pas été bien « enveloppé », bien « tenu ».
(ça fait écho aux personnalités « morcelées », évoquées plus haut…)
Cette « contenance », ce maintien par des bras aimants, qui aurait manqué au borderline, Donald W. Winnicott l’a appelé le « holding ».
= Quand le jeune enfant se sent soutenu, au propre comme au figuré.
…
Vous comprenez que cette question du soutien (du maintien, de la sécurité, de l’accueil, du holding…) s’enracine assez loin.
Et ne se résout donc pas en un claquement de doigts.
Dans l’imaginaire silencieux, cela relève plutôt du rapport à la “Mère”, et pose des problèmes particuliers pour les femmes.
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La bonne nouvelle : même si ça a un peu foiré par le passé, on pourra encore agir là-dessus à l’âge adulte – par un travail sur le corps, par la parole, etc.
Mais toujours en relation avec l’autre, et dans un cadre spécifique et protégé – ça peut être un groupe, mais réel, physique, et conçu exprès pour ça.
(un groupe, genre « thérapeutique », où on va trouver de la contenance, mais avec de la nouveauté.
Pour être à la fois entouré, mais aussi poussé de l’avant.)
Sinon on s’expose à une errance, potentiellement sans fin…
= Il ne suffit pas de dire « Je vois mes copines, ça me fait du bien ».
(voir l’encadré sous l’article : comment les « bandes de potes » nous empêchent parfois d’évoluer…
==> puisque personne n’en est jamais au même point au même moment, souvent on s’arrête d’avancer pour ne pas perdre les copains)
Un barrage contre l’Océan
Conséquence de leur dépendance au regard extérieur :
les borderline ont les plus grandes difficultés à se remettre en cause devant les autres.
Car, en leur for intérieur, ils sont dévorés par ce sentiment d’inadéquation qui nourrit, dans un terrible cercle vicieux, un profond ressenti de honte.
D’où leur tendance à évoquer des causes externes à leurs problèmes.
= Ils vont « rationaliser ». Ou « minimiser ».
Typiquement avec des formules comme « C’est juste parce que… »
(… « mon téléphone marche mal », « je n’ai pas le bon agenda », « quelqu’un parlait fort à ce moment-là ». Etc.)
Voire accuser des tiers, injustement, et en toute sincérité (effets du clivage et de la projection).
…
Bref, on voit que le borderline vit beaucoup dans la compensation.
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- Afficher une confiance en soi qui peut être perçue comme une arrogance.
- S’entourer d’une bande de « potes », alors qu’on est terrorisé par l’intimité.
- Essayer d’éviter l’imprévu par une sur-organisation qui peut sembler obsessionnelle.
Etc.
Toutes ces stratégies d’adaptation coûtent énormément d’énergie psychique, et débouchent régulièrement sur des épuisements, des effondrements, quand la personne n’a plus la force de faire semblant.
C’est une des raisons pour lesquelles les personnes souffrant de TPL sont particulièrement exposées à des épisodes dépressifs.
Le « spectre » qui plane derrière tout cela, la situation que l’on veut éviter plus que tout, c’est l’abandon. (4)
Vous pouvez reprendre les situations évoquées aujourd’hui et dans À fleur de peau, les considérer à la lumière de la peur de l’abandon, et voir comment cela peut faire sens…
Dans le trouble de la personnalité limite, beaucoup de choses se passent non seulement comme si la solitude était effrayante mais surtout comme s’il n’y avait pas de remède à la solitude.
Le sentiment d’isolement y est si fort que, même quand on est en relation avec quelqu’un, cela vient souligner, par contraste, que l’on pourrait se retrouver seul…
Cette peur de l’abandon est très structurante dans une organisation limite (le manuel de référence en fait même – est-ce un hasard ? – son premier critère de diagnostic).
Il nous faudra y consacrer un développement spécifique. Pour nous rapprocher, une nouvelle fois et par un autre prisme, du cœur vécu de l’univers borderline.
Je vous signale une belle lecture sur le sujet de l’intimité.
Ça s’appelle :
De l’intime – loin du bruyant amour
(par le très précieux François Jullien).
(1) Salutations respectueuses au Professeur Jean-Claude Lugan.
(2) Vous remarquerez que ce genre de raisonnement peut tout à fait amener à éviter les relations, à rester dans l’isolement. On règle alors le problème du regard des autres en s’y soustrayant.
==> si l’on se fie absolument aux manuels de diagnostic, cela amènera plutôt vers l’étiquette « trouble de la personnalité évitante ».
Pourtant nous voyons, en prenant le temps, combien les nœuds, les problèmes de fond peuvent être semblables, entre des « maladies » considérées comme différentes, de par leurs symptômes visibles.
(3) Rappel : le TPL est un syndrome, qui comporte différents aspects, nécessaires pour le caractériser. Si le regard des autres est très important pour vous, ça vous fait un point commun avec les borderline, mais ça ne veut pas dire que vous en êtes.
On a tous des points communs avec les borderline. Et c’est pour ça qu’ils ne nous laissent pas indifférents.
Mais nous ne sommes pas « tous borderline ».
(4) Et si vous dites « Ah ! Ça c’est moi ! », reportez-vous à la note ci-dessus…
Le refuge et la prison
Le recours à l’identité de groupe est un pis-aller, une solution qui comporte des limites et qui, de refuge, peut se transformer en prison.
Dans le précédent article, j’évoquais « l’idéologie de groupe », c’est-à-dire le prêt-à-penser commun à un collectif (que ce collectif soit constitué de quelques copains, ou plus large).
==> Pour une personne en fonctionnement limite, cet « appareil automatique à penser » peut former comme un « cocon » rassurant et protecteur. Une « carapace » d’idées toutes faites, qui vient former une couche supplémentaire entre elle et le monde.
Le groupe sera initialement vécu comme un lieu où l’on est accueilli et reconnu.
Un système clos et facilement identifiable, qui aide à s’y retrouver, qui aide à se trouver.
On pourra s’y installer comme dans un « cercle », où les opinions divergent peu.
Le problème : à force d’être replié sur soi, ça tourne en rond…
==> Chacun répète ce que l’autre dit, appuyant son « opinion » sur ce que pensent les autres (sachant que les autres font la même chose…).
Quand on écoute attentivement une personne borderline, on se rend parfois compte que telle ou telle idée qu’elle défend avec beaucoup de conviction et de passion, elle ne l’a en fait entendue que… de la bouche d’un ou une ami.e. Et c’est tout.
==> défendre l’idée, c’est défendre l’ami. Et défendre l’ami, c’est se défendre soi. (Principe de symétrie inconsciente, dans toute sa splendeur)
Dans un tel cercle, on a l’impression d’échanges fructueux, mais en fait, on est juste en train de se valider soi-même.
Sans confrontation avec l’extérieur, avec la différence, avec le dissensus…
Et à terme, on se retrouve coincé.
Résultat : on est copains et on s’aime bien,
mais en vrai
On s’empêche mutuellement d’avancer
Le « groupe », la « bande », devient alors comme une trappe narcissique, qui peut nous retenir… très longtemps.
==> On y trouve une forme de reconnaissance de surface, immédiatement gratifiante, flatteuse pour l’ego, mais qui est pleine d’effets secondaires à moyen et long terme.
= tant qu’on est dans des interactions faibles, dans des situations non-engageantes, « ça passe ».
Mais dans les périodes critiques, « il n’y a plus personne »…
On est là dans le phénomène du divertissement, au sens fort, étymologique de « di-vertir » (“tourner au loin”).
« Divertissement » comme :
« quelque chose qui nous détourne »
… de nous-même.
Du chemin singulier que l’on a à inventer.
Le divertissement ainsi entendu, ce n’est pas juste « la fête » ou « les sorties ».
==> C’est tout ce qui nous amène dans des chemins sans issue.
Tout ce qui au départ nous fait du bien… et à l’arrivée nous fait du mal.
(la liste est longue, et on parle de ça ici)
Le mot grec de pharmakôn est parfois utilisé pour exprimer cette ambivalence : traduit en français, il peut désigner à la fois le remède… ou le poison !
Bien sûr, ponctuellement, ça fait du bien de « débrancher ». Et il peut y avoir des périodes de la vie comme ça, où on coupe avec notre ancienne réalité et on se plonge dans un monde plus réduit, plus maîtrisé.
Ça peut être ressourçant.
Mais quand c’est chronique, quand c’est structurant, quand ça devient du « symptôme »… Là, ça se retourne contre nous.
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Dans le livre Être borderline (C.S. Danemark et M. Kummer, Éditions de l’Opportun, 2018), on peut lire (p. 433) :
« le lien est basé en partie sur la fragilité des uns et des autres,
il ne faut pas qu’un des membres aille soit trop mal, soit trop bien. Chacun doit rester gérable, mais ne pas trahir le pacte non-dit qu’on n’a pas le droit de s’en sortir tout seul. »
C’est un peu dommage, surtout si on considère ceci :
« Bien souvent, les borderline pensent qu’ils sont fondamentalement trop nuls pour avoir des relations avec des gens bien » (p. 299).
Conséquences : dans les moments où ça va à peu près, la personne se sent valorisée en comparaison de son entourage.
Et quand ça ne va pas, elle déprime d’autant plus du fait de l’image d’elle-même que cet entourage lui renvoie.
Boucles qui se bouclent. Solutions qui génèrent des problèmes.
Et cœtera.
La névrose, dans l’idée, c’est déjà ça.
Dans le fonctionnement limite, ça se trouve aussi, sauf qu’il y a généralement un peu plus de…
Comment dire..?
Un peu plus de funk.
Vous voyez l’idée ?
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Cet article est illustré par une création de Aykut Aydogdu.